Si le Prologue de la Tétralogie reste, avant tout, un opéra d’ensemble où la caractérisation dramatique prend le pas sur les exigences vocales, la première Journée est, en revanche, un redoutable défi pour les chanteurs, surtout à une époque comme la nôtre, où les grandes pointures wagnériennes ne sont pas légion. Moins équilibrée que la veille dans L’Or du Rhin (spectacle qui coïncidait avec la réouverture du Grand-Théâtre de Genève), la distribution réunie pour La Walkyrie souffle ainsi le chaud et le froid.
Côté mise en scène, cette Walkyrie se poursuit en revanche dans le droit fil du Prologue, avec toujours autant de lisibilité et de simplicité, toujours au plus près du texte, et donc bien loin de toute relecture fantasmatique ou pseudo-intellectuelle. L’aspiration au vide salvateur de Dieter Dorn - qui n’a cependant rien de commun avec la stylisation maniaque d’un Robert Wilson - fonctionne mieux quand les chanteurs disposent du rayonnement physique et vocal suffisant pour remplir à eux seuls l’espace, ce qui n’est hélas pas le cas pour tous les chanteurs, comme nous venons de le signaler en préambule. Ainsi, le décorum sobre et le vestimentaire minimal de la production les laissent le plus souvent à nu, d’une fragilité dérisoire. Parfois, la mise en place semble même presque pauvre, comme si dépouillement rimait avec expédients peu coûteux : un enchevêtrement de plaques tectoniques (piédestal pour les Dieux), des marionnettes en bois (figurant Grane et les autres destriers des Walkyries), des mannequins en latex (corps des héros tombés au champ de bataille), et pourtant, on ne s’ennuie que lorsque le chant marque le pas. Partout ailleurs, on apprécie l’aptitude de Dieter Dorn à se dispenser du superflu même le plus classiquement consacré (genre effet visuel choc lors de l’irruption du printemps au I). L’idée forte du spectacle reste l’utilisation, pendant le récit de Wotan, de haut miroirs (manipulés par des hommes tout de noir vêtus et donc quasiment invisibles) qui l’enferment sans qu’il puisse les contourner, et qui lui renvoient sa propre image (multipliée) de dieu sur le déclin... Mais il faudra surtout saluer la remarquable direction d’acteurs du régisseur allemand : les solistes se montrent concernés à chaque instant des trois actes, en épousant, dans une adhésion totale, ses intentions. Bon pied bon œil, malgré ses 84 printemps, Dieter Dorn reçoit une salve d’applaudissements à son arrivée sur le plateau au moment des saluts.
Comme nous l’évoquions plus haut, la distribution vocale réunie ce soir à Genève ne convainc que partiellement, et c’est avec le jeune couple de héros (mais qui totalise cependant ce soir près d’un siècle à eux deux…) que le bât blesse. Dans le rôle de Sieglinde, la soprano hambourgeoise Michaela Kaune offre un timbre quelque peu fatigué, qui manque par ailleurs de nuances, mais surtout d’arrogance, avec un « Hehrstem Wunter » qui ne rayonne à aucun moment. Miraculeusement, elle retrouve de belles envolées lyriques au II, comme stimulée par la présence de Wotan et Brünnhilde à ses côtés. Will Hartmann manque tout autant de charisme en Siegmund, avec une voix déficitaire en puissance, offrant cependant un haut médium d’un beau timbre émouvant, idéalement opposé à celui d’Alexey Tikhomirov (Fasolt la veille) qui possède, quant à lui, un physique des plus appropriés pour la partie de Hunding. La superbe basse russe campe un personnage tout d’une pièce et très menaçant, avec une voix dont on goûte la noirceur de timbre tout autant que la beauté de la ligne de chant. De leurs côtés, les huit Walkyries retenues offrent un ensemble particulièrement homogène.
Petra Lang est également une Walkyrie sur laquelle on peut compter. Confrontée aux épreuves, cette Brünnhilde sait trouver profondeur et conviction dans l’incarnation, figure centrale autour de laquelle le drame se joue. La précision de ses attaques et sa pugnacité dans l’aigu ne font cependant pas toujours oublier la monotonie engendrée par l’ingratitude du timbre, ainsi que quelques stridences dans les fameux « Hojotoho ». Elle n’en phrase pas moins avec beaucoup de sensibilité l’« Annonce de la mort », puis le dernier face à face avec Wotan. La mezzo roumaine Ruxandra Donose impose une saisissante Fricka, totalement maîtresse de sa tessiture et de son rôle, avec une déclamation taillée dans le roc et une intériorisation parfaite de son personnage : elle confère à son affrontement avec Wotan un aplomb dramatique surprenant. La basse islandaise Tomas Tomasson, enfin, domine le plateau : viril, autoritaire et séduisant, son Wotan déploie des trésors d’humanité dans la scène des adieux à sa fille qui clôture l’ouvrage, osant même, grâce à la complicité du chef, un « Der Augen leuchtendes Paar » délivré pianissimo, presque murmuré, d’une intensité bouleversante.
De son côté, le chef allemand Georg Fritzsch continue sur sa lancée d’un Ring aux accents presque chambristes, et s’il est vrai que les thèmes ressortent avec netteté et élégance, sa conception ne favorise pas toujours la tension dramatique, surtout au premier acte où ne passe jamais le frisson de la passion. De ce point de vue, les choses s’améliorent au II, et encore davantage au III, avec une Chevauchée de belle facture, puis des accents déchirants de la part des cordes dans le sublime finale.
Vivement la suite, mais le lecteur devra attendre - avec nous - le second cycle, en mars prochain, pour découvrir ce que nous réservent Siegfried et Le Crépuscule des Dieux !
La Walkyrie de Richard Wagner au Grand-Théâtre de Genève (le 13 février, puis les 6 & 13 mars 2019)
Crédit photographique © Carole Parodi
16 février 2019 | Imprimer
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