Créée par Giudetta Pasta, le 26 décembre 1830, au Teatro Carcano de Milan, Anna Bolena, tragédie lyrique de Gaetano Donizetti sur un livret de Felice Romani, était tombée dans l’oubli quand en 1957, à la Scala, Maria Callas, Luchino Visconti et Andrea Gavazzeni l’arrachèrent, avec succès, aux boules de naphtaline ! Résurrection plus que reprise, ce triomphe a marqué d’une pierre blanche l’histoire de la musique, puisqu’il a lancé la célèbre Donizetti Renaissance et les découvertes qui ont suivi, en particulier Maria Stuarda et Roberto Devereux, les deux autres volets de ce qu’on nomme aujourd’hui la « trilogie Tudor ».
Si Anna Bolena s’est maintenue au répertoire, on le doit aux nombreuses interprètes féminines avides de se confronter à l’ombre de la Divine. Dans ce défi, la grande soprano turque Leyla Gencer a été certainement la plus convaincante. Mais, à différents degrés au fil du temps, d’autres cantatrices comme Elena Souliotis, Renata Scotto, Beverly Sills, Katia Ricciarelli ou encore Nelly Miricioiu ont également laissé de bons souvenirs. Pour ce qui nous concerne, la meilleure Anna Bolena que nous ayons entendue fut celle de la soprano sud-africaine Elza Van den Heever, à l’Opéra de Bordeaux en 2014, dans une production de Marie-Louise Bischofberger (que nous avions revue peu après à Toulon, avec la non moins magnifique Ermonela Jaho) C’est justement cette production que nous retrouvons ce soir, toujours dans l’écrin parfait qu’est le sublime théâtre de Victor Louis, mais avec Marina Rebeka dans le rôle-titre cette fois. Admirée dans des ouvrages aussi différents que Guillaume Tell à Munich, Faust à Monte-Carlo ou Maometto II à Rome, la soprano lettone tient son rang dans l’héroïne donizettienne : une prise de rôle qui mérite d’être saluée grâce à sa voix opulente et agile à la fois, quoiqu’un peu métallique et aux graves peu audibles, mais aux aigus glorieux. L’artiste se joue par ailleurs des principes du belcanto, pour ce qui est de la coloration du phrasé, du scrupule stylistique ou de la virtuosité sans faille. Marina Rebeka est ainsi une très belle Anna Bolena qui, si elle ne nous fera oublier ni Van den Heeever ni Ermonela Jaho, nous fera cependant courir à Genève écouter son Imogène (Il Pirata) en février prochain, aux côtés de Michael Spyres (présent dans la salle).
Face à elle, la mezzo russe Ekaterina Semenchuk confond Giovanna Seymour et Amnéris dans Aïda. On peut certes succomber devant un tel raz de marée vocal, d’autant que le timbre est charnu et rond, aussi puissant dans le contre-Ut que profond dans l’extrême grave, mais où est la morbidezza nécessaire à la femme amoureuse ? Cette intrigante traverse l’ouvrage avec quelques coups d’« épate » impressionnants, lorsque deux ou trois notes s’ouvrent tel un calice empli d’une enivrante liqueur. Mais on chercherait en vain ici une conception dramatique peaufinée. Las, le Henry VIII de son compatriote Dimitry Ivashchenko convainc encore moins, pour des raisons inverses. La basse russe paraît presque éteinte ce soir, tant vocalement que physiquement, ne possèdant ni la puissance, ni la noirceur de timbre, ni l’autorité scénique requises par son personnage.
Originaire des Iles Samoa, le ténor Pene Pati – second prix du Concours Operalia en 2015 et qui effectue là ses débuts en Europe – offre l’exploit de voler la vedette, à l’applaudimètre au moment des saluts, au rôle-titre. Nous épargnerons au lecteur la litanie de ses qualités de chanteur... tant il les possède toutes ! Et si lui aussi confond parfois Percy et Manrico (multipliant les contre-Ut – voire contre-Ré ! – quand bien même absents de la partition…), on ne pourra que rendre les armes devant la plus exceptionnelle découverte que nous ayons faite d’un ténor ces dix dernières années – depuis celle de Javier Camarena, en l’occurrence, qu’il devrait rejoindre bien vite dans le firmament des ténors les plus recherchés de la planète lyrique ! Enfin, la jeune mezzo française Marion Lebègue enthousiasme en Smeaton, avec son timbre d'une remarquable homogénéité, tandis que Guilhem Worms (Rochefort) et Kevin Amiel (Hervey) complètent très dignement le plateau.
Nous ne reviendrons pas sur la proposition scénique peu exaltante de Marie-Louise Bischofberger, que l’on avait commentée en 2014, même s’il faudra reconnaître que la metteuse en scène suisse a revu sa direction d’acteurs entre temps, un peu plus fouillée que lors du « premier jet », telle cette image où Anne Boleyn se trouve tiraillée entre camps opposés (photo). Dernière déception, la direction sèche et aride de Paul Daniel, sans drame ni passion, étonnamment dénuée de toute rigueur stylistique liée au belcanto…
Anna Bolena de Gaetano Donizetti au Grand-Théâtre de Bordeaux, jusqu’au 18 novembre 2018
Crédit photographique © Maitetxu Etcheverria
Commentaires