Deux grands motifs de satisfaction pour cette rarissime exécution (en version de concert) de Robert le Diable de Giacomo Meyerbeer au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (dit BOZAR) : l’ouvrage lui-même d’abord, passionnant grand-opéra créé à l’Opéra de Paris en 1831, le premier composé pour la capitale française par le compositeur allemand, œuvre encore tournée vers Rossini, mais déjà pleine de tous ces éléments qui feront l’opéra français futur ; ensuite, avec un bémol pour le rôle-titre, des voix capables de rendre justice à des parties vocales particulièrement ardues, sans néanmoins atteindre la perfection de la dernière représentation de l’œuvre en pays francophone : c’était à l’Opéra Garnier en 1985 avec Samuel Ramey, June Anderson, Rockwell Blake et Michèle Lagrange dans les quatre rôles principaux.
Principal artisan de ce projet ambitieux, le chef italien Evelino Pido déçoit cependant - malgré l’incroyable énergie qu’il déploie près de quatre heures durant -, d’abord parce qu’il n’a pas mesuré l’acoustique très réverbérante de la Salle Henry Leboeuf : le maelström sonore tonitruant qu’il obtient d’un Chœur et d’un Orchestre du Théâtre Royal de la Monnaie par ailleurs formidables d’engagement et de précision (hors les cors) ne fait ainsi que couvrir les voix et agresser nos tympans dans les passages fortissimi. Meyerbeer n’est pas Wagner, c’est le premier reproche qu’on lui adressera. Le second est d’avoir taillé allègrement dans la partition, privant les auditeurs de plus d’une demi-heure de musique : le chœur d’introduction est ainsi coupé au 2/3, même sort pour le trio du III, la reprise du duo Robert/Bertram au III est, elle, carrément supprimée, de même que le développement du finale de l’ouvrage (entre autres choses...). C’est d’autant plus regrettable que le plus « excitant » dans le répertoire du grand-opéra, ce sont bien souvent ces reprises et développements qui donnent tout son élan à la musique. Il a en revanche rétabli l’air de Robert (« Où me cacher ? ») au II (écrit à l’intention de Mario Di Candia, et la plupart du temps coupé) car - à l’instar de Don Carlos de Verdi et de tous les grands ouvrages de Meyerbeer -, l’histoire de Robert le Diable est une interminable succession de biffures et d’ajouts. Minkowski en avait donné une version quasi intégrale à Berlin au début des années 2000, et l’on rêve que le chef français en donne à nouveau une exécution complète dans son magnifique théâtre bordelais (?)…
On le sait, Robert le Diable - à l’instar du Prophète que nous avons pu entendre dernièrement à Essen, ou plus récemment encore, Les Huguenots à l’Opéra de Paris - exige pour le quatuor principal (Robert, Bertram, Isabelle et Alice), des chanteurs d’exception, tant en termes d’ambitus que de virtuosité (vocalises, trilles). Après ses triomphes dans les principaux ouvrages « méphistophéliques » - La Damnation de Faust à La Côte Saint-André, Les Contes d’Hoffmann à Monte-Carlo ou encore (pas plus tard que le mois dernier) Faust à Marseille -, Nicolas Courjal confirme qu’il est un « Diable » hors-pair ! Il n’a pas de peine à s’affirmer dans la plus célèbre scène de l’œuvre, « Nonnes qui reposez », qu’il investit de toute son éloquence et de sa grandeur d’accent. On ne peut souhaiter Bertram plus impressionnant, vocalement superbe, et même scéniquement investi (malgré la simple version de concert), avec l’art consommé que nous lui connaissons bien maintenant de l’insinuation, portée par des phrasés caressants qui font immanquablement courir un frisson le long de l’échine de l'auditeur.
Etourdissante Marguerite de Valois dans la production des Huguenots précitée, la soprano étasunienne Lisette Oropesa (Isabelle) enthousiasme à nouveau grâce à sa miraculeuse technique et son grain de voix d’une séduction renversante. Au brio de sa première scène « En vain j’espère » suivie d’une cabalette ornée d’un goût très sûr, elle oppose l’intensité et la grâce, l’émotion de l’accent et la beauté de la ligne dans l’air « Robert, toi que j’aime ». Une consécration pour la diva qui a provoqué un délire parmi le public au moment des saluts. Face à elle, la soprano espagnole Yolanda Auyanet (Alice) - que nous avions adorée dans Il Trovatore à Liège en début de saison - ne démérite pas, et l’on demeure impressionné par la sûreté de sa technique, avec des coloratures précises et de belles gradations dynamiques, ainsi que par son implication émotionnelle sans faille. Las, on sera moins élogieux quant à la prestation du ténor russe Dmitry Korchak complètement dépassé par les enjeux vocaux de son rôle. Chanteur spécialisé dans le chant rossinien, il n’est en rien le barytenor exigé ici, auquel seuls Michael Spyres ou Brian Hymel pourraient rendre justice aujourd’hui. Cela posé, reconnaissons qu’il s’exprime fort bien dans le vocable de Racine, et que ses notes hautes, la plupart émises en voix de tête, sont atteintes généralement avec aisance. Mais ce n’est tout simplement pas la voix du rôle… On lui préfère de loin le jeune et enthousiasmant Julien Dran (Raimbaud), ténor racé et plein d’abattage, doté de graves plus consistants que ceux du rôle-titre (un comble !), tandis que Patrick Bolleire ne fait qu’une bouchée du rôle d’Alberti, dont il possède la tessiture profonde.
En conclusion, une question : quel directeur de théâtre français aura enfin le courage de monter une version scénique de Robert le Diable ?
Robert le Diable de Giacomo Meyerbeer au BOZAR de Bruxelles (les 2 & 5 avril 2019)
Crédit photographique © Emmanuel Andrieu
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