C'est à l'un des metteurs en scène les plus en vue de la scène italienne actuelle, Andrea De Rosa, que La Fenice de Venise a confié la nouvelle production de ce Simon Boccanegra, coproduit avec le Carlo Felice de Gênes où il sera présenté ultérieurement. Le spectacle de l'homme de théâtre napolitain plonge l'intrigue dans des ombres insondables, en faisant de la scène du conseil le point de séparation entre les deux parties de l'opéra. Un choix logique, dans la mesure où ce tableau, ajouté par Verdi dans la version remaniée de 1881 – mouture ici retenue – annonce le futur Otello. Evitant de fastidieuses actualisations, De Rosa s'en remet au contraste entre les atmosphères nocturnes et les brèves irruptions de lumières (couchers ou levers de soleil), le noir restant la couleur prédominante de cette réalisation foncièrement esthétisante.
Dans le rôle-titre, le baryton italien Simone Piazzola – à la voix virile et robuste, au phrasé varié et bien conduit - dessine du Doge un portrait d'une poignante humanité, et s'impose au fur et à mesure de la représentation, culminant dans la scène du Conseil et dans les accents douloureux du dernier tableau. Son compatriote Giacomo Prestia – au chant riche de couleurs et de nuances – possède la profondeur et la rondeur requises par le personnage de Fiesco. L'ultime face à face de ces deux hommes blessés par la vie, tout de retenue, fait courir le frisson dans la salle.
Francesco Meli séduit en Gabriele Adorno, par la grâce d'une voix qui a pris du poids au fil des ans, sans perte de substance ou d'éclat dans l'aigu, et sans durcissement du phrasé. L'acteur n'est pas en reste qui parvient parfaitement à traduire le caractère déchiré de ce héros pusillanime. Il obtient une ovation méritée à la fin de son magnifique air « Sento avvampar nell' anima ». Maria Agresta, dans le rôle d'Amelia, présente des atouts tout aussi rares : voix (vo)lumineuse et corsée, chant raffiné, pianissimi aériens - rehaussés par une incarnation toute de frémissement et de passion -, cette magnifique soprano italienne confirme ce soir les qualités exceptionnelles que nous avions déjà relevées lors de son incarnation du rôle d'Elvira dans I Puritani de Bellini, à l'Opéra Bastille, il y a deux saisons. Quant à Julian Kim, il caractérise à merveille le personnage ambigu de Paolo Albiani, face au superbe Pietro de Luca Dall'Amico.
Le plus grand bonheur de la soirée viendra cependant de la miraculeuse baguette de Myung-Whun Chung, grâce à l'extraordinaire équilibre obtenu par le chef coréen, entre la solennité du récit musical et les veines dramatiques qui l'irriguent. Verdi lui-même voyait dans ce contraste la « couleur » de son opéra, cette tonalité sombre qui enveloppe la solitude des puissants, par opposition à la violence convulsive des conflits politiques, à la volonté de faire la paix et à la mélancolie de l'amour paternel. Sous sa direction, l'Orchestre de La Fenice est, de bout en bout, admirable de cohésion, de transparence et d'incisivité, les choeurs maisons se montrant eux aussi au delà de tout éloge.
Jamais Simon Boccanegra - qui est, avouons-le au lecteur, notre opéra préféré de Verdi - ne nous aura paru aussi beau, chaque instant de la partition atteignant ce soir des sommets d'émotion. Les sortilèges exercés par le sublime écrin que constitue La Fenice ne doivent pas y être étrangers non plus...
Simon Boccanegra à La Fenice de Venise, jusqu'au 6 décembre 2014
Crédit photographique © Michele Crosera
26 novembre 2014 | Imprimer
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