En 1857, auréolé du succès de la célèbre trilogie Rigoletto/Traviata/Trovatore, Giuseppe Verdi choisit une nouvelle fois un drame de l'espagnol Gutierrez (qui lui a inspiré Il Trovatore) et confie la rédaction du livret à Francesco Maria Piave, en lui fournissant au préalable un canevas détaillé. Le compositeur se montre t-il trop novateur dans ses recherches « exprérimentales » ? Manque-t-il de temps pour mener le projet à son terme ? Toujours est-il que, le soir de la Première, à La Fenice de Venise, Simon Boccanegra n'obtient pas le succès escompté, son auteur le décrivant lui même comme « froid et monotone ».
Mais à la différence d'autres titres considérés encore aujourd'hui comme « mineures », Verdi le garde dans ses cartons et, près de vingt ans plus tard, révise sa partition, avec le concours d'Arrigo Boito : il modifie les dialogues, l'orchestration, le début du Prologue ; il ajoute la scène dite du « conseil », mais reste malgré tout fidèle à l'esprit expérimental de l'original. C'est ainsi que, dans Simon Boccanegra, les personnages masculins acquièrent une prépondérence quasiment inconnue dans l'opéra italien de l'époque. La passion reste le vecteur principal du drame, mais celle du pouvoir, l'amour entre Amelia et Gabriele Adorno passe au second plan, derrière la raison d'état. C'est cette seconde mouture qu'a retenu Serge Dorny, pour le dernier spectacle de la saison lyonnaise.
Pour un metteur en scène, la difficulté est d'animer une intrigue singulièrement statique, en tentant d'éclaicir certains rebondissements aux yeux du spectateur. Le jeune metteur en scène allemand David Bösch et son décorateur/vidéaste Patrick Bannxwart ont choisi de se concentrer sur l'essence du drame vécu par le rôle-titre, en imaginant un spectacle d'un dépouillement presque austère, souvent noir et crépusculaire. Le parti pris de sobriété n'exclut nullement certaines « trouvailles », dont quelques-unes peuvent cependant prêter à sourire, comme ces images vidéos - façon BD - assez naïves, voire mièvres, au début du I.
Soulignons néanmoins la force émotionnelle de chaque fin d'acte, lorsque la foule intervient pour apporter sa participation au drame, avec, en particulier, cette image à la fin du Prologue qui montre Boccanegra porter le corps sans vie d'Amelia, au sommet d'une rotonde élévée, ou encore celle, finale, de son agonie devant une immense et très poétique pleine lune.
La distribution, quant à elle, s'avère exceptionnelle et enthousiasme de bout en bout, à commencer par Andrej Dobber, fin styliste et bon diseur, qui dessine un portrait de Simon Boccanegra d'une poignante humanité. Avec une voix pas immense mais bien projetée, il offre un chant riche de couleurs et de nuances. Face à lui, la basse italienne Riccardo Zanelatto réussit la gageure d'offrir un adversaire de poids, composant un Fiesco plein de grandeur, avec une voix dotée d'un beau registre grave, qui parvient à donner tout son relief à son grand air.
Le couple d'amoureux, malgré tout un peu sacrifié dans le livret, est ici particulièrement crédible, et montre un superbe engagement. La soprano albanaise Ermonela Jaho offre de rares atouts : voix lumineuse et remarquablement homogène, conduite avec une sobriété qui n'enlève rien à l'intensité de son chant ni de son jeu. Sa fameuse aria « Come in quest'ora bruna » est délivrée avec une multitude de pianissimi et de notes filées, qui font chavirer le cœur du public. Jaho confirme ce soir les qualités exceptionnelles que nous avons déjà souvent soulignées (Manon et Traviata à Marseille, Thaïs à Toulon etc.). De son côté, le ténor tchèque Pavel Cernoch s'impose dans le rôle de Gabriele Adorno, avec un timbre magnifique, une articulation claire et un phrasé élégant. Enfin, le baryton britannique Ashley Holland donne à Paolo le relief inquiétant qui lui sied.
La révélation de la soirée reste cependant le jeune (30 ans !) et fougueux chef italien Daniele Rustoni - directeur musical du Teatro Petruzzelli de Bari – qui offre une lecture de la sublime partition de Verdi au delà de l'éloge. Pas un détail de la partition n'échappe à sa baguette, aussitôt traduit avec une délicatesse, une variété dans les couleurs et une adéquation stylistique qui font de l'ensemble de sa direction musicale une architecture véritablement exceptionnelle. Qu'admirer le plus ? La respiration du chant dans les duos père/fille, l'extraordinaire puissance tragique du finale du premier acte, ou encore le sens du mystère dans les scènes nocturnes ? Il faut dire qu'il peut compter sur un Orchestre national de Lyon dans une forme éblouissante, et sur un Choeur maison qui n'en finit pas de nous émerveiller à chacune de ses prestations.
Avec cette exceptionnelle soirée, l'Opéra national de Lyon conclut magistralement sa saison, confirme son excellence, et impose sa préeminence en France en matière lyrique.
Simon Boccanegra à l'Opéra national de Lyon, jusqu'au 22 juin 2014
Crédit photographique © Bertrand Stofleth
18 juin 2014 | Imprimer
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