Après le ratage du Tristan et Isolde selon Tiago Rodrigues à l’Opéra nationale de Lorraine, quel bonheur de retrouver la splendide production du même ouvrage imaginée par feu Nicolas Joël en 2007 puis reprise en 2015 pour l’Opéra national du Capitole de Toulouse, et reprise de nouveau aujourd'hui par son successeur Christophe Ghristi. Pour le chef d’œuvre de Richard Wagner, Nicolas Joël avait manifesté la volonté d’un total dépouillement, en même temps que le refus de prendre position sur le texte wagnérien, se bornant à une simple illustration du livret, dans les décors d’Andreas Reinhardt clairement marqués par un parti pris d’abstraction.
Au I, le sol est recouvert d’une plateforme en miroirs, divisée en trois triangles montés sur des vérins qui ondulent légèrement pour figurer les mouvements du navire. Le triangle du milieu s’avance au-dessus de la fosse d’orchestre, vers la salle, telle la proue d’un navire. Au fond, un ciel brumeux et une pleine lune. À terre, quasiment aucun accessoire, à l’exception du fameux coffret à philtres. Bleue au II et grise au III, la plateforme change de couleur mais reste l’élément de base du dispositif jusqu’à la fin, avec son triangle central se soulevant au début du duo d’amour ou pour l’agonie de Tristan. L’arrière-plan varie aussi, une voûte céleste étoilée de toute beauté à l’acte deux, et le noir absolu de la mort à l’acte trois, avec la présence d’un rocher suspendu en l’air juste au-dessus du protagoniste agonisant. À l’arrivée d’Isolde, à la fin du III, la lumière inonde le plateau, l’héroïne terminant devant un fond clair, avec le rocher qui descend lentement jusqu’à s’immobiliser juste en surplomb de son amant, le spectacle s'achevant ainsi sur cette magnifique image.
Devant le formidable succès rencontré par Parsifal in loco en 2020, Christophe Ghristi a réuni les mêmes principaux protagonistes (Nikolaï Schukoff, Sophie Koch, Matthias Goerne et Pierre-Yves Pruvot, pour quatre nouvelles prises de rôles), en plus du maître d’œuvre des deux soirées en la personne du génial chef allemand Frank Beermann. À la tête d’un Orchestre National du Capitole de Toulouse en état de grâce, il dirige en alchimiste de la musique et du drame, avec pour alliée la très belle acoustique de cette salle à taille humaine qu’est le Théâtre du Capitole. L’ancien directeur musical de l’Opéra de Chemnitz tantôt étire, tantôt resserre le mouvement, sans que ces fluctuations ne compromettent le flux orchestral, son bouillonnement même, faisant jaillir de la fosse une multitude de détails, magnifiés par la plénitude des bois et la profondeur limpide des cordes de la magnifique phalange toulousaine.
Belle à se pâmer dans sa robe d’abord blanche – qui laisse apercevoir des bas couleur rouge sang – avant que la passion ne la gagne et qu’elle apparaisse tout de rouge vêtue au III, Sophie Koch entre d’emblée dans le cercle restreint des Isolde crédibles de notre temps. Grâce à une carrière qu’elle sait conduire avec intelligence, sans brûler les étapes, elle aborde le redoutable rôle d’Isolde avec une voix parvenue à sa pleine maturité et capable d’affronter les embûches du rôle, dont elle maîtrise les difficultés avec une robustesse dans le médium, un rayonnement de l’aigu et un sens des nuances absolument remarquables. Ne forçant jamais, osant même des pianissimi ténus, elle donne l’impression de s’immerger dans une production qu’elle sert avec une conviction sans faille. Elle reçoit une incroyable ovation de la part d'un public chauffé à blanc au moment des saluts.
Las, le ténor autrichien Nikolaï Schukoff, après avoir été malade peu avant la première, n’est pas en pleine capacité de tous ses généreux moyens ce soir, au point d’apparaître aux saluts avec des gestes d’excuse face à un public qui l’encourage au lieu de lui jeter la pierre (merveilleux et empathique public toulousain !). Après un II où apparaissent tensions et aigus obtenus à l’arrachée, il délivre de poignants accents au début du III, mais certains suraigus restent coincés et le chanteur s’étrangle parfois dans cette partie inhumaine d’endurance pour tout ténor.
En Roi Marke, le baryton allemand Matthias Goerne, grandiose, accomplit la complexité du personnage par qui, soudain, tout vacille. Il faut cette voix de grande ampleur, contrastant avec la fragilité de l’homme blessé, pour que bouleverse l’incertitude essentielle du souverain, du juge, du père. Un bémol cependant, les graves d’abysse auxquels on associe en principe ce personnage sont ici absents, d’autant que Matthias Goerne est un baryton plutôt clair, et que Marke appelle une basse au registre grave nourri. Le beau timbre féminin de la mezzo française Anaïk Morel lui permet d’incarner une Brangäne généreuse, aussi opulente que véhémente, dont les appels nocturnes ensorcellent littéralement. Quant au baryton français Pierre-Yves Pruvot, il confirme avec son Kurwenal ses affinités avec le répertoire wagnérien : non seulement il est bouleversant de bonté et de dévouement, mais ce métal dense et magnifiquement sonore porte en lui la graine d’un futur Telramund ou Hollandais. Les rôles de Melot (Damien Gastl), du Matelot/Berger (Valentin Thill) et du Pilote (Matthieu Toulouse) laissent également une bonne impression.
Bref, une soirée à marquer d’une pierre blanche !
Tristan und Isolde de Richard Wagner au Théâtre national du Capitole de Toulouse, le 1er mars 2023
Crédit photographique © Mirco Magliocca
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