Comme nous l’évoquions dans une récente publication… « quand on ne va plus à l'opéra, c'est l’opéra qui vient à soi ! ». Car en ces temps troublés par le Covid-19, la plupart des maisons lyriques du monde entier restent « actives » malgré la fermeture de leurs portes, et proposent en streaming les captations vidéographiques (ou enregistrements sonores) de certaines de leurs productions. Et certaines grandes institutions filment toutes leurs productions, à l’instar de la plus riche et mieux dotée d’entre elles : le Metropolitan Opera de New-York ! De fait, chaque soir la maison étasunienne offre aux mélomanes du monde entier la possibilité de voir ou revoir (sur son site) les productions qui ont émaillé ses dernières saisons et que certains auront pu voir en live lors de leurs projections dans les cinémas... Ainsi, les Nightly Met Opera Streams propose ce soir (lundi 20 avril) Elektra dans la sublime production signée par Patrice Chéreau pour le festival d'Aix-en-Provence, avec Nina Stemme en Elektra, Waltraud Meier en Clytemnestre, et Adrianne Pieczonka en Chrysothémis (sous la sirection d’Esa-Pekka Salonen), quand, la veille, les aficionados ont pu se délecter de la non moins magnifique production du Chevalier à la Rose imaginée par Robert Carsen, avec Renée Fleming en Maréchale, Elina Garanca en Octavian et Erin Morley en Sophie… Mais samedi soir, nous étions calés dans notre canapé pour la retransmission d’un des plus gros succès du MET la saison dernière, une Adriana Lecouvreur affichant Anna Netrebko dans le rôle-titre, Piotr Beczala en Maurizio, Anita Rachvelishvili en Princesse de Bouillon et Ambrogio Maestri en Michonnet, dans la célèbre mise en scène de David McVicar, qui a tourné un peu partout à travers le monde, de Londres à Barcelone, et de Paris à San Francisco...
De fait, la mise en scène de l’homme de théâtre écossais apparaît comme l’une de ses réalisations les plus abouties, et l’on ne se lasse pas de la voir et revoir (à Barcelone et à Paris déjà, pour ce qui concerne votre serviteur…). Etrennée à la Royal Opera House de Londres en décembre 2010, la production recentre entièrement l’action autour de la célèbre héroïne – et de sa vie qui est le théâtre –, McVicar et son décorateur Charles Edwards ayant imaginé un authentique théâtre en bois du XVIIIème siècle (qui est l‘époque du livret…). Monté sur un plateau tournant, il offre aussi une perspective sur les coulisses et les loges qui lui sont inhérentes. Nous retiendrons également les superbes costumes aux teintes ravissantes de Brigitte Reiffenstuel, les éclairages raffinés d’Adam Silverman, sans oublier la chorégraphie d’Andrew George pour le fameux ballet du « Jugement de Pâris », à la fois amusante et de bon goût. Selon un procédé bien rôdé, David McVicar joue donc ici avec la métaphore du théâtre dans le théâtre, et propose une réflexion particulièrement subtile sur les rapports le théâtre et la vie, la représentation des sentiments et leur expression intime. Certains épisodes sont plus particulièrement réussis, comme l’acte final, où l’héroïne expire dans un décor dépouillé, tandis que ses camarades de troupe apparaissent du fond de la scène pour lui faire une dernière révérence, dans une image finale aussi belle que bouleversante.
Cette vérité théâtrale se retrouve dans le chant et dans le jeu d’Anna Netrebko, qui réussit parfaitement à nous faire croire à ce portrait d’une comédienne qui s’abandonne à ses propres sentiments. Au premier acte, elle possède cette allure impériale des grandes lionnes du théâtre, montrant par la suite, notamment dans sa confrontation pleine d’invectives avec la Princesse de Bouillon, une incroyable fermeté de ton, avec le tempérament de feu qu’on lui connaît. Mais elle n’en touche pas moins également par sa force naturelle d’émotion, et, à ce titre, le dernier acte est vraiment poignant, avec un « Poveri fiori » d’anthologie, chanté sur le fil d’un souffle maîtrisé avec un raffinement inouï de nuances. Tout l’art de la chanteuse russo-autrichienne est là, celui d’une immense artiste au timbre généreux, à l’accent sincère, et à l’émotion immédiate.
Anna Netrebko, Piotr Beczala (c) Adriana Lecouvreur, Met Opera
Anita Rachvelishvili (c) Adriana Lecouvreur, Met Opera
En très grande forme également, le ténor polonais Piotr Beczala dans le rôle de Maurizio, personnage qu’il sait rendre consistant, et pour tout dire… d’une classe irrésistible ! (ce qui n’est pas gagné d’avance avec ce rôle plutôt ingrat…). Plein d’allant, avec un timbre gorgé de miel, des phrasés élégants et des aigus percutants, il est le plus crédible des Maurizio, d’autant qu’il s’avère lui aussi très émouvant tout au long du dernier duo avec Adriana. Quant à Anita Rachvelishvili, en Princesse de Bouillon, elle comble également toutes les attentes. Plus féline et méchante que lorsque cet emploi est confié à des chanteuses ayant déjà dépassé leur zénith vocal, elle impose aisément sa partie comme un rôle de premier plan. Et cela d’autant plus facilement qu’avec une autorité impressionnante et une arrogance inouïe, elle projette sa voix torrentielle, aux riches harmoniques et au registre grave opulent. De son côté, le formidable baryton italien Ambrogio Maestri offre le plus humain et le plus touchant des Michonnet, saisissant à la perfection la profonde mélancolie de son personnage. Le reste de la distribution reste à ce niveau de qualité, avec une attention particulière pour le Prince Bouillon parfait de cautèle de Maurizio Muraro, et l’Abbé de Chazeuil très subtil de Carlo Bosi
A la tête du Metropolitan Orchestra – peut-être le meilleur orchestre lyrique au monde –, le chef italien Gianandrea Noseda s’avère en parfait accord avec ses interprètes, et s’abandonne ainsi au bonheur de se laisser envoûter par le charme vénéneux du mélodrame à son paroxysme, faisant ressortir les plus subtiles moirures de l’orchestration de Cilea. Le public new-yorkais, à juste titre, délire. Il retrouve l’opéra tel qu’il l’aime – on sait comme le public américain est conservateur –, et remercie chaleureusement tous les artistes de lui avoir donné de si grandes joies. Et, devant notre écran, l’on se dit que – parfois – mieux vaut entendre un ouvrage « mineur » respecté dans son identité que d’assister à une œuvre dite « majeure » trahie dans ses directives musicales contraires à sa dramaturgie…
Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea (en streaming) sur le site du Metropolitan Opera, le 18 avril 2020 (et toujours disponible en cliquant ici)
20 avril 2020 | Imprimer
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