La seule et unique fois de notre vie où nous sommes retournés voir trois fois le même spectacle sur une même série de représentations, c’était pour Capriccio de Richard Strauss, mis en scène par Robert Carsen au Palais Garnier en 2004, avec Renée Fleming dans le rôle de la Comtesse Madeleine. La production avait été montée expressément pour elle, et la scène finale reste dans le Top 10 des moments les plus bouleversants que nous ayons vécus à l’opéra. Huit ans plus tard, c’est au Metropolitan Opera qu’elle reprend ce rôle en or, dans un écrin différent, puisqu’il s’agit de la production de John Cox étrennée quelque quarante années plus tôt (!) au War Memorial Opera House de San Francisco, mais l’ivresse reste la même grâce à la magnétique présence et au chant souverain de la diva américaine, auxquels on succombe dès son entrée en scène.
Car c’est merveille de la voir simplement évoluer sur le plateau du Met : cette économie de moyens, cette distinction naturelle, la portée du moindre déplacement et du moindre geste de cette silhouette gracieuse, la mobilité d’une expression constamment nuancée jouant délicieusement de l’équivoque, trouvent leur accord profond avec les volontaires et subtiles ambiguïtés du livret de Clemens Krauss. Et, bien sûr, le jeu est ici soutenu par une ligne de chant consommée, un timbre reconnaissable entre tous, onctueux comme de la crème fouettée et diaphane comme le plus pur des diamants, un ton noble et chaleureux, une voix d’une rondeur et d’une homogénéité toutes « royales », plus quelques autres grâces inouïes. Chacune de ses interventions est un vrai ravissement. Que dire de plus, sinon que c’est aussi admirable qu'inoubliable ?
Par bonheur, elle est formidablement entourée. C’est même magique que de pouvoir compter sur deux chanteurs aussi complémentaires, physiquement et vocalement, pour tenir deux rôles d’équilibre, Olivier et Flamand, le poète et le musicien, à armes égales devant cette éblouissante Comtesse. Le baryton canadien Russell Braun offre au premier beaucoup d’intériorité et de vigueur mêlées, tandis que son compatriote Joseph Kaiser donne au second une flamme romantique admirable. Le baryton danois Morten Frank Larsen dessine avec finesse un Comte chez lequel l’affection fraternelle ne fait pas obstacle à l’admiration plus charnelle de la Clairon, campée ici avec humour par la mezzo britannique Sarah Connolly. Quant à la basse britannique Peter Rose, génial Baron Ochs à la Wiener Staatsoper l’an passé, il impressionne dans le personnage de La Roche par la déclamation passionnée de son « credo », dans lequel ses qualités d’articulation et d’expressivité trouvent leur plein emploi. Enfin, Barry Banks tire parti de ses talents comiques pour offrir un percutant Ténor italien, avec le concours efficace d’Olga Makarina en « Italienne », tandis que le vétéran Bernard Ficht transforme la courte scène de Mr Taupe, le souffleur oublié dans son trou, en un instant d’une belle densité émotionnelle. Une émotion que l’on retrouve en fosse, avec un Orchestre du Metropolitan Opera en état de grâce, sous la battue précise et amoureuse de Sir Andrew Davis, qui restitue chaque détail de l’orchestration à sa juste place, au sein de la somptueuse mosaïque strausssienne.
Après avoir tournée un peu partout de San Francisco au Festival de Glyndebourne, et de La Monnaie de Bruxelles à la Royal Opera House de Londres, cette production signée par John Cox, avec l’appui de Mauro Pagano pour les décors et les costumes, respecte l’esprit de cet opéra du crépuscule : crépuscule d’une aristocratie qui jette ses derniers feux dans la vie artistique, et crépuscule d’une musique tonale héritière de l’histoire avant que les modernistes ne l’emportent. Transposé du XVIIIème siècle aux années 1920-1930, leur Capriccio acquiert même une fraîcheur et une légèreté douces-amères qui ne sont pas sans rappeler le ton des films d’Eric Rohmer : un grand salon, intégralement peint en trompe-l’œil, synthèse du rococo français et du Véronèse des villas de Palladio ; Comte et Comtesse, reflets de la jeunesse dorée de l’après Première Guerre, semblent y vivre « en visite », héritiers d’un château qu’ils ne fréquentent peut-être que le week-end ; magazines chics, fume-cigarette, canapés moelleux, robes courtes et longs manteaux suivent la mode et le progrès des années folles et, de son côté, le majordome est appelé à préparer le chocolat… au téléphone ! Bref, tout dans cette mise en scène est, suivant les vers célèbres : « ordre et beauté, luxe, calme et volupté » ; doigté dans la direction d’acteurs, délicatesse des éclairages et discrétion dans les effets comiques… en fait, tout y est délicieusement « britannique », et les différents personnages semblent sortir d’un roman de Henry James, ce qui est toutefois un peu en porte-à-faux avec la langue allemande du livret (si l’on veut chercher la petite bête…).
Et s’il fallait une morale à cette histoire, c’est bien la réhabilitation du temps perdu que rien n’emplit mieux que la musique. La fin de l’ouvrage est digne de cette ambition : une Comtesse enivrée de son propre reflet, de son chant sublime et qui, après tout, se moque de tout ce que l'on peut dire, pour simplement jouir du temps qui passe... « Frau Gräfin, das Souper ist serviert ! » (voir vidéo ci-bas...)
Capriccio de Richard Strauss (en streaming) sur le site du Metropolitan Opera – disponible gratuitement (pour une durée de 24h) à partir du 7 mai à 19h30, heure de New York (et le 8 à 1h30 du matin, heure de Paris) dans le cadre des Nightly Met Opera Streams, puis de manière payante via l'offre Met on Demand.
07 mai 2020 | Imprimer
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