Trouble in Tahiti est l’histoire d’un couple qui, au bout de dix ans de mariage, n’a plus rien à se dire. Lui, Sam, se réfugie dans ses activités professionnelles ou sportives, mais s’ennuie chez lui et néglige son fils et sa femme. Il va au bureau, et elle chez son psychanalyste. Ils se rencontrent par hasard dans la rue mais trouvent un prétexte pour ne pas déjeuner ensemble. Chacun part de son côté, et Dinah va voir un film stupide, Trouble in Tahiti. Le soir, obligés de rester ensemble, le mari propose à sa femme d’aller voir au cinéma Trouble in Tahiti : Dinah se voit alors contrainte de retourner visionner le navet…
L’ouvrage a ceci de particulier et de séduisant qu’il semble encore plus d’actualité aujourd’hui qu’à sa création à New-York en 1952 (pour un festival universitaire). À travers la journée d’un jeune couple d’américains moyens, Leonard Bernstein se moque du conformisme petit-bourgeois et du machisme revendiqué, tout en raillant au passage le mirage que vendent les films hollywoodiens. Non seulement le livret (du compositeur lui-même) a passé les suffrages des années, mais la partition de Trouble in Tahiti est une merveille de fraîcheur, d’alacrité et d’ironie, d’autant qu’un trio jazzy (emprunté au chœur de la tragédie grecque...) vient commenter, pour s’en moquer, les tribulations du couple… Cet opéra en un acte et sept scènes, vif et mordant, eut un beau succès à sa création, et Bernstein (qui aurait eu 100 ans en 2018) imagina même, trente ans plus tard, à lui donner une suite : A quiet place. Ce second ouvrage met en scène les funérailles de Dinah et, devant son cercueil, on constate la même incompréhension entre le père et ses enfants, Junior et Didi, avec lesquels il ne cesse de se disputer, comme il l’avait fait avant avec sa femme...
Dommage qu’Opera North - où a été captée cette production en 2017 dans son siège historique du Grand Theater de Leeds - n’ait pas donné la suite en seconde partie de soirée, comme c’est souvent le cas, lui préférant le sombre Osud de Leos Janacek. La réussite de ce premier opus n’en est pas moins complète, grâce au génial travail de Matthew Eberhardt, à qui a été confiée la mise en scène. Les différents tableaux - dans une esthétique très sixties tant pour le mobilier (table en formica comprise !) que pour les costumes - s’enchaînent avec fluidité. Le succès de la soirée repose aussi sur les épaules de l’extraordinaire distribution réunie à Leeds, des chanteurs-acteurs capables de jouer et de chanter avec une verve, un naturel et une subtilité incomparables. Belle voix de baryton, grave et bien posée, le néerlandais Quirijn de Lang, à la fois nonchalent et assuré, est un Sam qu’on aurait envie de détester sans le pouvoir vraiment. Avec son physique de star hollywoodienne, la magnifique mezzo canadienne Wallis Giunta donne à Dinah une épaisseur et une sincérité qui forcent l’admiration. Son énergie, qui fait merveille dans la scène du cinéma (où elle voit le fameux film Trouble in Tahiti…), ne céde en rien à la justesse et à la musicalité. De leur côté, les trois témoins (Fflur Wyn, Joseph Shovelton et Nicolas Butterfield) forment un contrepoint savoureux. Enfin, le jeune chef suédois Tobias Ringborg dirige l’ouvrage avec beaucoup d’imagination, de variété de tons et de nuances. Il impose le dynamisme nécessaire et surtout le postromantisme du compositeur américain à la tête d’un Orchestre d’Opera North très actif.
Encore une pépite que nous livre l’indispensable Operavision !
Trouble in Tahiti de Leonard Bernstein au Grand Theatre de Leeds (Opera North) – disponible jusqu’au 30 juin 2020 sur la plateforme Operavision.
16 juin 2020 | Imprimer
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