Captée à l’Opéra de Lille les 20 et 22 mars dernier, et diffusée gratuitement en ligne sur le site OperaVision depuis le 9 avril (et jusqu’au 9 octobre), cette production de Pelléas et Mélisande mérite de figurer en bonne place parmi les grandes réussites de ces dernières années en ce qui concerne l’ouvrage unique (dans tous les sens du terme) de Claude Debussy.
Pour commencer, la mise en scène de Daniel Jeanneteau, aussi épurée qu’émotionnellement forte, saisit dès la scène d’entrée pour ne plus nous lâcher jusqu’à son (tragique) dénouement. L’homme de théâtre français adopte ici un parti radical : l’essentiel est formé par un trou béant au milieu de l’espace scénique, au rebord arrondi, qui symbolisera la fontaine comme la tour, et de hauts murs gris latéraux, l’ensemble réalisant un univers mental où se meuvent des êtres qui laissent le pouvoir aux mots. Cela lui permet de laisser toute la place à la musique et à la lumière, dont les gradations sont essentielles, du noir total aux pénombres ambigües que colorent des lampes caravagesques.
Le danger symbolisé par le trou et l’obscurité est omniprésent, et résonne dans les paroles de tous, agrémenté par moments par le bruit de l’eau dans la grotte. Les personnages tournent autour du gouffre, au propre comme au figuré, jusqu’à ce que Golaud y précipite Pelléas, comme si cela ne pouvait qu’arriver : on atteint là à la tragédie pure. D’autre part, l’attitude inquiétante d’Arkel envers Mélisande, à l’acte IV, ouvre des perspectives rarement tracées : n’est-il pas le grand responsable de toute la tragédie, celui qui sait le mal qui ronge la dynastie et ne veut le voir ? Ainsi les paroles finales qu’il profère ne seraient que sa manière de s’exonérer d’une culpabilité qu’il refuse d’assumer envers et contre tout, exemple absolu du refoulement qui est au cœur de l’œuvre.
A rebours d’une certaine tradition qui confie les rôles-titres à un baryton et une mezzo, c’est ici à un ténor et une soprano qu’il sont distribués. Etoile montante du chant français, la soprano corse Vannina Santoni campe une Mélisande superbe d’élégance, de pénétration musicale, et le cristal de sa voix est enchanteur, qui donne à l’héroïne sa fraîcheur sans qu’elle perde de son mystère, ni de sa présence charnelle. Dans le rôle de Pelléas, Julien Behr fait valoir son beau ténor, souple et bien projeté à la fois. Et sa magnifique prosodie, notamment à la scène 4 de l’acte IV, atteint un tel « naturel » que l’on ne peut que ressentir une forte émotion, même par écran interposé.
Après sa prise de rôle à Bordeaux en 2018, Alexandre Duhamel approfondit son interprétation de Golaud, la portant à un niveau d’accomplissement stupéfiant : sa violence latente est plus distillée, infusée, par une subtile gradation depuis la scène de la chasse, toute de délicatesse (« N’ayez pas peur »), jusqu’à un cinquième acte époustouflant de tact dans l’expression du déchirement intérieur du personnage, en passant par une scène de l’épée glaçante (« Absalon ! »). Les appels à Mélisande pianissimo dans la scène de l’aveu sont la réalisation de la fracture psychologique du personnage, aboutissement du portrait shakespearien d’un homme emporté par l’irréversibilité de ses déséquilibres profonds.
De son côté, Jean Teitgen, habitué au rôle d’Arkel depuis plus de dix ans, réussit à trouver la juste mesure entre chant et parole, legato et poids des mots, avec un timbre superbe. On pouvait faire confiance à Marie-Ange Todorovitch de gorger sa « scène de la lettre » d’émotion, et d’offrir au personnage de Geneviève toute la présence maternelle et protectrice dont on la sait également prodigue dans « la vraie vie ». N’oublions pas la basse franco-australienne Damien Pass qui vient de nous accorder une interview et qui mérite, avec sa voix égale et superbement timbrée, des emplois plus importants que ceux du Médecin et du Berger. Enfin, issu de la Maîtrise de Caen, l’Yniold du jeune Hadrien Joubert est épatant de justesse vocale et scénique.
A la tête de son ensemble Les Siècles qui joue sur des instruments d’époque, François-Xavier Roth offre une direction mesurée, ménageant les contrastes de dynamique pour faire ressortir les moments les plus intenses. Les cordes préfèrent la verdeur au moelleux, la transparence sonore est de rigueur et confère à la partition, trop souvent victime de brumes soi-disant impressionnistes, une parfaite lisibilité.
Pelléas et Mélisande de Claude Debussy (capté à l’Opéra de Lille), disponible en replay sur OperaVision, jusqu’au 9 octobre 2021
Crédit photographique © Frédéric Iovino
20 avril 2021 | Imprimer
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