Plusieurs fois élu « Opéra de l’année » par l'incontournable magazine Opernwelt, l’Opéra de Francfort (Oper Frankfurt) ne cesse de proposer des titres rares (voire jamais donnés), permettant à ses spectateurs de découvrir un répertoire qui ne se limite pas aux sempiternels mêmes titres que trop de grandes maisons européennes se contentent de mettre à leur affiche. Ainsi, après Amadigi de Haendel et L’Italiana in Londra de Cimarosa, en début de saison (et avant les non moins rares Nuit de Noël de Rimski-Korsakov, Bianca e Falliero de Rossini et autre Fedora de Giordano), place cette fois au rarissime Maskarade (1906) de Carl Nielsen, dans une traduction allemande inédite de Martin G. Berger - avec un changement de titre en « Maskerade ».
A l’opposé de Saül et David, lutte d’influence d’inspiration biblique, le second opéra du compositeur danois, Maskarade (érigé comme « Opéra National » au Danemark) évite toute caractérisation psychologique par la musique. C’est en fait un grand hommage au XVIIIe siècle, déterminé par au moins trois motivations esthétiques du compositeur : sa fascination pour Mozart, son dégoût pour la « fange romantique » (ce sont ses propres mots) et son vif intérêt pour Ludvig Holberg, inspirateur de nombreuses Mélodies. Ce dernier, que l’on peut considérer comme le Molière scandinave, a produit avec Maskarade un chef-d’œuvre de la comédie danoise. Et disons d’emblée que l’opéra ne lui cède en rien dans la réussite. Nielsen, dont on connaît le sens de l’humour au moins par son Concerto pour flûte, tire partie de toutes les formes de comique (situation, mot, assonance) contenues dans la pièce pour dénouer avec légèreté les fils d’une intrigue dont personne ne se soucie tant son dénouement est prévisible. La trame parle d’une union que l’on veut obtenir par un mariage forcé (entre Leander et Lenonora), mais qui s’est en fait déjà amorcé de plein gré lors d’un bal masqué. Ajoutez à cela un valet mi-Leporello mi-Scapin (Henrik, celui qui a le plus à chanter et vient saluer en dernier au moment des saluts), un vieux barbon à la rigidité tyrannique (Jeronimus), un groupe d’étudiants en goguette et vous devinerez peut-être que la mère de Leander (Magdelone) se retrouve dans les bras de Leonard, le père « libéral » de Leonora !
Même placée sous l’emblème du Mozart de Don Giovanni, la musique de Nielsen n’apparaît jamais comme anachronique. Par sa dimension harmonique, son usage de la voix soliste et peut-être plus encore par l’emploi éclaté d’un grand orchestre, elle s’inscrit tout à fait dans les préoccupations d’un Alban Berg à la même époque. Mais le plus intéressant dans son travail réside sans doute dans la conception d’un premier acte par fragmentations généralisées. Chaque intervention d’un personnage, chaque orientation du jeu, laissent croire – en raison du traitement dont elles font l’objet – que l’on va enfin se stabiliser dans une direction donnée... mais finalement non ! Un nouveau courant vient submerger le précédent et de déviation en interruption l’acte évoque un puzzle en cours de construction. Ce n’est qu’au troisième et dernier acte que le matériau façonné et disséminé auparavant s’intègre véritablement à une architecture de la durée.
La production francfortoise a mis tous les atouts dans sa manche pour rendre justice à l’œuvre, à commencer par une distribution (essentiellement composée des membres de la troupe de l’Oper Frankfurt) qui semble avoir cette musique dans le sang. La basse bavaroise Alfred Reiter, bougon Jeronimus, le vieux bourgeois qui défend les valeurs anciennes, oppose sa présence dramatique et ses graves profonds à la vitalité scénique et à l’étourdissant abattage vocal du baryton autrichien Liviu Holender, le valet qui conteste cet ordre à la manière d’un Figaro. La juvénilité du ténor étasunien Michael Porter et le charme de la soprano polonaise Monika Buczkowska (Leonora), les amoureux pour lesquels Nielsen a écrit un très beau duo, à la fin du II, les rend touchants. La soprano dramatique anglaise Susan Bullock – qui nous avait tant impressionnés dans le rôle-titre de Gloriana de Britten à la Royal Opera House – s’écarte ici totalement de son registre de base, et parvient à ajouter à la comédie une pointe d’émotion en Magdelone, la femme volage de Jeronimus. Le reste de la distribution n’appelle que des éloges, à commencer par l’Arv de Samuel Levine, le valet de Jeronimus, et le Leonard de Michael McCown, tandis que les chœurs se montrent tout aussi irréprochables.
Après ses relectures détonantes de Vasco de Gama (de Meyerbeer) en 2018 et de La Forza del destino en 2019 sur cette même scène, Tobias Kratzer apparaît comme plus sage avec ce nouvel ouvrage. Il transpose bien évidemment l’action à notre époque et fait l’économie de tout renvoi à la commedia dell’arte du livret. Avec son scénographe Rainer Sellmaier, il imagine une scénographie plutôt terne et tristounette, un espace fermé tout en noir et blanc, composé uniquement de 25 portes par lesquelles les protagonistes entrent et sortent dans un va et vient incessant, ce qui dynamise certes l’action, mais finit cependant par lasser. Tout le monde apparaît de prime abord en sous-vêtements blancs, valets comme maîtres, afin de mettre tout le monde sur un pied d’égalité (sociale). La couleur n’intervient que dans le troisième acte où le bal masqué est prétexte à une débauche de costumes aussi incongrus que bariolés, où certains personnages sont singés en Chewbaca de la Guerre des Etoiles, en Bjorn Borg (avec sa tignasse blonde et son bandeau blanc) ou encore en Batman. Le public rit de bon cœur aux facéties du trublion allemand, au travers d’une direction d’acteurs pleine de verve et riche en situations cocasses, mais on reste néanmoins en deçà de ses autres propositions scéniques vues jusque-là.
Le chef allemand Titus Engel, l'actuel directeur musical du Remix Ensemble (basé à la Casa da Musica de Porto), fait entendre une baguette endiablée à la tête d’une phalange maison qui se délecte visiblement dans les étirements, bâillements et autres effets de l’ivresse figurés par Nielsen. Les danses du dernier acte s’avèrent également d’un enthousiasme particulièrement communicatif. Vive donc l’Opéra de Francfort, et son travail de résurrection d’œuvres injustement oubliées ; il serait tellement dommage, en ne s’écartant pas des sentiers battus des répertoires par trop traditionnels qu'offrent la plupart des maisons lyriques, de passer à côté des moments de pure joie dont la maison allemande est une grande pourvoyeuse.
Maskarade de Carl Nielsen à l’Oper Frankfurt (novembre/décembre 2021)
Crédit photographique © Monika Ritterhaus
08 décembre 2021 | Imprimer
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