Inauguré l’année de la Terreur en France (1793), le Teatro Nacional de Sao Carlos de Lisbonne met à son affiche, en clôture de saison, l’opéra-phare décrivant cette période (aux côtés de Dialogues des Carmélites) : Andrea Chénier d’Umberto Giordano. Et Elisabete Matos, directrice artistique de la vénérable institution lisboète, s’est auto-confiée le rôle de Maddalena di Coigny, après une longue et brillante carrière de soprano wagnérienne et dramatique – à l’instar de sa Turandot au Théâtre du Capitole en 2015. Retirée des scènes internationales depuis la saison 2016/2017, la diva portugaise possède certes désormais un vibrato marqué – prix à payer quand on a abordé les rôles les plus lourds du répertoire (comme Isolde, Brünnhilde, le rôle-titre de La Gioconda ou encore Abigaille dans Nabucco), mais une fois la voix chauffée, il se fait de plus en plus discret au fur et à mesure de la représentation. L’actrice se montre par ailleurs très impliquée dans son personnage, et elle ne ménage ni son registre grave, ni ses aigus, pour nous offrir enfin un « La mamma morta » de toute beauté. Il faut dire que cette magnifique page, qui commence dans le registre grave de la voix pour déboucher sur un lyrisme exalté à l’évocation de l’amour, a tout pour séduire le public.
De son côté, le ténor italien Marco Berti a la voix du rôle-titre, une partie difficile avec ses envolées vers une espèce d’héroïsme vocal. La sienne est puissante à l’excès, parfois anguleuse et rugueuse, avec même des aigus quelquefois hurlés. Mais les choses s’améliorent considérablement au fil de la soirée, et il trouve des nuances de plus en plus subtiles et prenantes, jusqu’à une montée vers l’échafaud particulièrement touchante. A l’applaudimètre, c’est cependant le baryton italien Claudio Sgura (excellent Lescaut il y a deux mois à Monte-Carlo aux côtés de la Manon Lescaut d’Anna Netrebko) qui leur vole la vedette, avec le rôle de Carlo Gérard. Il faut bien dire que c’est peut-être le personnage le plus intéressant de cet opéra, celui d’un homme oscillant sans cesse entre désir de revanche, égoïsme passionnel et grandeur d’âme. Et sa voix, d’une belle puissance et noirceur, lui donne d’emblée une stature de chef et une dimension de premier rôle, qualités dont il fait preuve avec une autorité naturelle.
Andrea Chénier est néanmoins un opéra éminemment théâtral dans la mesure où il implique un certain nombre de comprimari destinés à faire partie du mécanisme avec une autonomie fonctionnelle précise, garantissant par leur présence le succès de l‘œuvre. On en détache en premier lieu Catia Moreso qui, dans le double rôle de la Comtesse et de Madelon, impressionne par la générosité des moyens, la profondeur des graves et l‘émotion qu‘elle suscite dans le bouleversant air « Son la vecchia Madelon ». De leurs côtés, Maria Luisa de Freitas incarne une piquante Bersi, Christian Lujan un incisif Fouquier-Tinville, José Corvelo un solide Roucher, tandis que Sergio Martins se fait également positivement remarquer dans ses quatre petits rôles (L’Abbé, un Poète, L’Incroyable, un espion). Quant au Chœur du Teatro Nacional de Sao Carlos superbement préparé par Giampaolo Vessella, il n'est pas en reste, et brosse des scènes de foule hautes en couleurs.
Côté théâtre, il est périlleux dans une œuvre aussi déterminée historiquement qu’Andrea Chénier d’échapper à la tentation du réalisme illustratif, et c’est ce que semble avoir bien compris la metteuse en scène italienne Sarah Schinasi. Le concept de cette production (provenant du Teatro Verdi de Trieste), plutôt simple mais des plus pertinents, offre une alternative à une éventuelle relecture ou autre transposition. Ainsi l’œuvre est-elle ancrée dans la période décrite par le livret, c’est-à-dire l‘Ancien Régime puis la Révolution, au travers de tableaux vivants d’une grande beauté visuelle (signés par le célèbre scénographe italien William Orlandi). Schinasi est par ailleurs une bonne directrice d’acteurs, et sait très bien faire bouger, marcher, protester, et se mutiner les masses – tout autant que rendre crédibles les exaltations et tourments des principaux protagonistes. Mais l’utilisation outre mesure de petits messages, glissés ici ou là, paraît un peu naïf, tel le mot « Amour » sur le ruban qui entoure la jupe de Maddalena, ou le message « Amis, vivez en paix » lors des derniers accords. Un peu mièvre également, la seule concession à la « modernité » du spectacle, ces images vidéo projetées pendant le long duo de Carlo et Maddalena, qui les montrent, enfants et jouant, dans le parc du château familial.
Enfin, à la tête d’un Orchestre Symphonique du Portugal dans une forme olympique, le chef italien Antonio Pirolli (déjà en fosse le mois dernier pour Faust) impose une lecture d’un superbe raffinement, très attentive aux détails chatoyants de l’orchestration de Giordano. On perçoit son constant souci d’équilibrer les différents pupitres, et surtout son désir d’éviter toute surenchère dans les débordements orchestraux....ce qui n’empêche pas le tableau final de baigner dans une jouissance sonore absolument irrésistible !
Andrea Chénier d’Umberto Giordano au Teatro Nacional de Sao Carlos de Lisbonne, jusqu’au 28 juin 2022
Crédit photographique © Antonio Pedro Ferreira/TNSC
28 juin 2022 | Imprimer
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