C’est à un duo de femmes que le Grand-Théâtre de Genève a confié la mise en scène du fameux duo lyrique Cavalleria Rusticana / I Pagliacci, en l’occurrence à Emma Dante pour l’opus de Pietro Mascagni et Serena Sinigaglia pour celui de Ruggero Leoncavallo. Les deux productions affichent le même parti pris de défendre la cause féminine face au machisme et à la violence faite aux femmes dans l’Italie du XIXe siècle, un état de fait qui forcément prend une forte résonance à l’heure de l’affaire Weinstein…
L’ouvrage de Mascagni débute avec une représentation de la Pâque chrétienne, et durant toute l’ouverture, on voit la Passion du Christ se rejouer sous nos yeux jusqu’à la crucifixion et la déploration de Marie sur la dépouille de son fils (photo). Le reste du drame se jouera dans une pénombre prégnante, et une scénographie très dépouillée, où seuls émergent trois rampes d’escalier qui se rejoignent parfois pour former des estrades sur lesquelles viennent évoluer les chanteurs. Pendant le spectacle, des croix tombent des cintres à de multiples reprises, renforçant le poids de la religion dans le spectacle. Particulièrement forte, la scène finale se déroule sur un plateau débarrassé de tout élément visuel, or les corps meurtris de Turridu, Mamma Lucia et Santuzza.
Grand habitué du rôle, le ténor sicilien Marcello Giordani accuse pourtant un phrasé banal et monochrome, cantonné dans la nuance forte, mais se révèle un acteur d’une grande crédibilité scénique, particulièrement émouvant dans la scène finale, où il décide d’alléger enfin son émission. Dans le rôle de Santuzza, la mezzo russe Oksana Volkova fait valoir une richesse dans le médium qui ne saurait compenser des aigus pour la plupart serrés. Par chance, sa technique lui permet de franchir sans trop de dommage de nombreux écueils, l’actrice s’affirmant elle aussi à la fois digne et émouvante. En troupe dans la maison romande, Melody Louledjian est parfaite en Lola, la mezzo polonaise Stefania Toczyska ayant conservé suffisamment de moyens pour tracer un portrait crédible de Mamma Lucia. Enfin, le baryton russe Roman Burdenko possède le mordant nécessaire dans l’air d’entrée d’Alfio.
La vision de Serena Sinigaglia est plus proche des canons traditionnels, avec la très convenue idée de théâtre dans le théâtre. La scène sur laquelle interviendront les différents personnages est montée à vue par les machinistes dans une salle éclairée. Tout autour a été installé un champ composé d'herbes hautes, où se nouera le drame, et qui tranche par sa luminosité avec le spectacle précédent. Avec ses nombreux clins d’œil au cinéma réaliste italien des années cinquante, le travail de Sinigaglia se manifeste d’abord par une brillante direction d’acteurs, à l’image de la scène finale où le peuple s’installe dans un incroyable charivari – mais superbement orchestré - pour assister à l’action tragique qui va se jouer sous ses yeux.
Dans le rôle de Canio, le ténor mexicain Diego Torre offre une présence scénique fascinante et une intensité théâtrale peu commune à son personnage. Par ailleurs, il impose un chant d’une rare intensité émotionnelle, d’un contrôle souverain, à l’aigu magnifique et libéré. La soprano géorgienne Nino Machaidze est une fine musicienne, et sa facilité dans les vocalises fait merveille dans « Stridono lassu ». Par ailleurs, elle possède la rondeur dans le médium et le grave qu’exige le personnage de Nedda. On retrouve Roman Burdenko en Tonio à qui il prête son timbre riche et son émission insolente. Le baryton autrichien Markus Werba – entendu le mois dernier ici-même à Genève dans les rares Scènes de Faust de Schumann - a toute la séduction requise pour camper un excellent Silvio. Enfin, Migran Agadzhanyan laisse une impression positive en Beppe.
La direction musicale du chef britannique Alexander Joël épouse à la perfection les lignes directrices des mises en scène, avec des timbres âpres, des sonorités astringentes, des élans impétueux et un arc dynamique extrêmement large. En découle une lecture puissamment dramatique et, en même temps, soucieuse de souligner tout ce qui, chez Leoncavallo comme chez Mascagni, annonce le XXe siècle.
Cavalleria Rusticana / I Pagliacci à l’Opéra des Nations de Genève (mars 2018)
Crédit photographique © Carole Parodi
01 avril 2018 | Imprimer
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