Après La Bohème le mois passé et avant Andrea Chénier le mois prochain, c’est Faust que le Teatro Nacional de Sao Carlos de Lisbonne, unique institution lyrique du Portugal, met à son affiche. C’est la soprano (et députée au Parlement portuguais) Elisabete Matos qui en est la Directrice artistique depuis 2019, et ses goûts semblent plutôt portés vers des mises en scène « classiques », même si cette production de Faust importée de l’Opéra de Las Palmas et signée Alfonso Romero Mora offre de nombreuses idées originales et intéressantes, tandis que l’intrigue est située à l’époque du livret. Pendant l’Ouverture, sur un plateau quasiment nu hors une baignoire qui trône en son centre, un immense pendule balance, symbole du temps qui passe inexorablement. Et l’on voit Faust, tellement âgé qu’il se déplace désormais en chaise roulante, que pousse une des infirmières de l’institut gériatrique où il a été placé. L’infirmière le déshabille, et le fait entrer nu dans la baignoire pour lui faire prendre son bain, une scène à la fois pénible et pleine d’humanité. C’est alors qu’intervient le maître des horloges Méphisto, qui arrête le pendule et redonne à Faust sa jeunesse. Un pendule qui reprendra sa course à la toute fin de l’ouvrage, tandis que résonnent les derniers accords. La baignoire réapparaîtra elle aussi plus tard, quand Marguerite fait prendre son bain à l’enfant que lui a fait Faust… pour l’y noyer ! Mais c’est Méphisto, ici grimé comme le Joker dans Batman, qui est bien au centre de la mise en scène, accompagné de deux acolytes cagoulés et maléfiques (photo) qui n’ont de cesse de tourmenter les deux héros. Hyperactif, il arpente la scène de long en large, voire intervient depuis la salle, et ses mimiques sardoniques font froid dans le dos. Pendant la fameuse scène de l’église, alors que Marguerite prie devant une pietà, il donne la vie aux deux statues (en fait des comédiens) qui se mettent à gesticuler de manière infernale, et qui font perdre un peu plus la raison à Marguerite… qui finit par se suicider en se tirant une balle dans la bouche ! Mais à la toute fin, pendant l’« apothéose », la morale est sauve et c’est Méphisto qui est déjoué : l’enfant noyé réapparaît du fond du plateau, bel et bien vivant, et vient ressusciter à son tour sa mère.
Faust est campé par le ténor coréen Mario Bahg, qui malgré une manière toute latine de prononcer notre langue (les « e » en « é » et les « u » en « ou »), incarne de manière très crédible le héros issu de la plume de Goethe. Doté d’une voix claire mais néanmoins puissante, il sait surtout parfaitement caresser une phrase, et ses demi-teintes pendant le fameux air « Salut ! Demeure chaste et pure » sont du plus bel effet. Malgré quelques scories dans la diction, la soprano russe Irina Lungu est une grande Marguerite, avec son timbre opulent et crémeux, son émission égale et facile, et son phrasé émouvant et poétique. Annoncé souffrant, la basse espagnole Ruben Amoretti n’en possède pas moins une extraordinaire résonance dans le bas du registre, et ce n’est que dans le registre aigu que son « indisposition » se fait entendre. Quant à l’acteur, il est tout simplement prodigieux, en Joker infatigable et bondissant, aux mimiques faciales aussi changeantes que glaçantes, maniant comme personne l’ironie mordante et le rire sardonique. Mais le meilleur élément de la production reste cependant le Valentin du baryton lusitanien André Baleiro, le seul ici à s’exprimer dans un français impeccable, et dont la qualité de phrasé, l’autorité scénique et la puissance vocale font une forte impression sur les spectateurs. En revanche, sa compatriote Catia Moreso ne convainc guère en Siébel : sa voix plus proche de l’alto que du mezzo, par ailleurs trop puissante à notre goût, ne cadre pas avec le rôle discret par nature de son personnage. Les personnages secondaires – la dame Marthe de Patricia Quinta et le Wagner de Luis Rodrigues – et le chœur maison remplissent leur tâche sans encombre.
Enfin, le chef italien Antonio Pirolli, directeur musical de l’Orchestre Symphonique du Portugal qui officie en fosse, refuse les séductions faciles d’un Faust clinquant et tonitruant. On lui en sait gré, et si la musique perd parfois un peu de ses ailes, au moins dégage-t-elle une vie intérieure et une émotion directe qui forcent le respect.
Faust de Charles Gounod au Teatro Nacional de Sao Carlos de Lisbonne, le 20 mai 2022
Crédit photographique © Antonio Pedro Ferreira
23 mai 2022 | Imprimer
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