Pour sa dernière saison à la tête de l’Opéra de Monte-Carlo, Jean-Louis Grinda ose Wozzeck d’Alban Berg (en création sur le Rocher). Un titre difficile – on a vu un certain nombre de spectateurs quitter la salle en pleine représentation –, donné ici dans une coproduction avec le Théâtre national du Capitole de Toulouse qui a bénéficié de la primeur de cette production imaginée par Michel Fau, en décembre dernier.
Michel Fau aborde l’ouvrage sous le prisme des yeux de l’Enfant de Marie, omniprésent sur scène, qui fait ici un cauchemar éveillé. La scénographie d’Emmanuel Charles participe de ce cauchemar angoissant, jusqu’aux murs lépreux et de guingois de la chambre de l’Enfant pour unique décor, d’où émerge un lapin qui se gonfle sous nos yeux (photo), aussi surdimensionné que terrifiant avec ses incisives acérées et son regard hostile. Son lit immense, surplombé par des croix christiques à géométrie variable, est également un lieu de débauche tant pour Marie que pour Margaret, scènes auxquelles assiste l’Enfant, malgré lui et terrorisé. Le spectacle emprunte à l’univers du cinéma expressionniste allemand de l’entre-deux-guerres (on pense à M le Maudit ou au Cabinet du Dr Caligari), pour ses visions cauchemardesques et ses ombres projetées, mais aussi à l’univers des films de Tim Burton à travers les costumes, aux couleurs outrancières, dessinés par David Belugou. Les lumières dérangeantes de Joël Fabing participent du climat de malaise dans lequel sont plongés les spectateurs pendant l'heure et demie que dure le spectacle, donné sans entracte (comme le veut la coutume), afin de ne leur laisser aucun moment de répit dans cette progressive descente aux enfers, ponctuée par l’égorgement de Marie au moyen d'un rasoir et le suicide par noyade de Wozzeck. Les derniers instants du spectacle où l’enfant, juché sur une immense statue équestre (contre le misérable cheval en bois du livret), lance ses « Hop, Hop ! » alors que ses camarades de jeu viennent de lui annoncer le meurtre de sa mère, restera cependant le moment le plus glaçant de la soirée – avec celui où ce même personnage imite le rictus du tableau Le Cri de Munch, pendant l'étouffant Interlude en Ré mineur qui est joué après l'assassinat de l'héroïne.
Evidemment, une réalisation scénique aussi magistrale méritait une interprétation musicale de premier ordre, et elle l’obtient aisément grâce au chef japonais Kazuki Yamada, directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo (depuis 2016), qui travaille ici sur la transparence et la fluidité des couleurs, avec le concours des musiciens virtuoses de la somptueuse phalange monégasque.
Les chanteurs-comédiens réunis à Monaco par Jean-Louis Grinda et Eline de Kat (sa déléguée artistique) s'avèrent également incroyables d’investissement scénique et de maîtrise vocale. Dans le rôle-titre, le baryton allemand Birger Radde, en remplacement de son compatriote Trevor Scheunemann initialement annoncé, offre un mémorable portrait du soldat fou, dont chaque note et chaque geste sont habités. Les passages de sprechgesang sont rendus avec une précision d’intonation saisissante, mais dans les moments les plus lyriques, la voix retrouve toute sa luminosité et son éclat pour rendre encore plus éloquente la souffrance de cet être écrasé de toute part. A ses côtés, la chanteuse néerlandaise Annemarie Kremer – éblouissante Elisabeth dans Tannhäuser sur cette même scène il y a cinq ans – s’investit sans retenue en Marie : son soprano, tour à tour tranchant et moelleux, donne corps à une sensualité oppressée, prête à éclater au grand jour. Le Tambour-Major aux rodomontades extraverties de Daniel Brenna, le Capitaine à l’extrême aigu abordé aux limites de la voix de fausset du ténor basque Mikeldi Atxalandabaso et le Docteur à la basse acérée du vétéran allemand Albert Dohmen forment un terrifiant trio de tortionnaires. Michael Porter (Andres), Lucy Schaufer (Margaret), Andreas Conrad (Le Fou), Matthieu Toulouse (Premier compagnon), Fabrice Alibert (Second compagnon), et sans oublier l’Enfant de Dimitri Doré à la fabuleuse présence, complètent de manière exemplaire cette distribution d’une formidable homogénéité.
Un Wozzeck choc, d’une mémorable densité !
Wozzeck d’Alban Berg à l’Opéra de Monte-Carlo, jusqu’au 29 mars 2022
Crédit photographique © Alain Hanel
29 mars 2022 | Imprimer
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