Suite à la crise sanitaire que nous connaissons, c’est sous un format concertant et avec une formation orchestrale particulièrement réduite que cette fameuse Dame de Pique de Tchaïkovski a vu le jour à l’Opéra de Marseille. La production est coproduite par la Région Sud et les quatre Opéras de cette même région (Avignon, Marseille, Nice et Toulon), et était initialement mise en scène par Olivier Py – en des meilleurs temps, nous avions pu voir le spectacle lors de sa création niçoise en février dernier. Ici, Lawrence Foster et son assistante-pianiste Clelia Cafiero ont imaginé une adaptation pour piano et octuor réunissant des musiciens issus de l’Orchestre Philharmonique de Marseille : l’altiste Magali Demesse, le violoncelliste Xavier Chatillon, le flûtiste Jean-Marc Boissière, le hautboïste Jean-Claude Latil, les clarinettistes Valentin Favre et Pascal Velty, les bassonistes Frédéric Baron et Hervé Issartel. Et il faut y ajouter, lors d’un intermède musical au III depuis les coulisses, le trompettiste Guillaume Fattet et le percussionniste Bernard Pereira. Si l’oreille est de prime abord désarçonnée, les fulgurances de l’orchestration du compositeur russe manquant à l’appel, reconnaissons non seulement que l’on s’y habitue vite, mais que cette version chambriste, loin d’être « dégradée », n’est au final pas dénuée de charme, rehaussant les voix plutôt que de les noyer comme c’est souvent le cas dans la version « originale ». Et félicitons, en premier lieu, le piano fiévreux et amoureux à la fois de Clelia Cafiero, sur les épaules de laquelle l’essentiel de la partie musicale repose ce soir.
Côtés chanteurs, on est également à la fête, car Maurice Xiberras a su réunir un plateau prestigieux qui fait honneur à la partition de Piotr Ilitch Tchaïkovski. On ne présente plus le ténor ukrainien Misha Didyk qui a fait de Hermann le rôle de sa vie (qu’il a par ailleurs interprété aux quatre coins de la planète). Comme à son habitude, il s’y jette à corps perdu, avec une voix qui s’est étoffée depuis plus d’une décennie que nous l’entendons dans le rôle, sa tessiture devant désormais être classée dans celle des Heldentenors. Las, si celle de la soprano néerlandaise Barbara Haveman (Lisa) se montre toujours aussi empreinte d’émotion, le timbre s’est durci et les aigus forte se dérobent par trop souvent à sa volonté. Déjà présents à Nice, la basse russe Alexander Kasyanov est un Tomsky fort convaincant, grâce à sa formidable vocalité expressive, quand le baryton roumain Serban Vasile offre un chant magnifique d’élégance et de noblesse en Prince Yeletski. Troisième (et dernière) « rescapée » de Nice, la mezzo montpelliéraine Marie-Ange Todorovitch renouvelle notre enthousiasme en Comtesse. Si elle est ici débarassée des oripeaux qui la rendaient effrayante dans la version scénique, ses gestes et ses regards n’en glacent pas moins les sangs. Et surtout, elle émeut profondément dans un ineffable et intense air de Grétry (« Je crains de lui parler la nuit »), ici plus susurré que chanté… Quant à l’excellente mezzo française Marion Lebègue, elle prête à Pauline l’ardeur d’un chant brillant, au médium chaud et richement timbré, aux aigus puissants et sûrs, avec un air du III particulièrement émouvant. Enfin, les comprimari sont tous dignes d’éloges (Carl Ghazarossian en Chekalinsky, Sergey Artamonov en Sourine, Caroline Géa en Macha, Marc Larcher en Tchaplitski et Jean-Marie Delpas en Naroumov), avec néanmoins une mention pour la mezzo russe Svetlana Lifar qui ne fait qu’une bouchée du rôle de la Gouvernante.
Quant aux Chœurs de l’Opéra de Marseille, toujours aussi excellement préparés par Emmanuel Trenque, ils se surpassent comme jamais et offrent un air final détaillé avec la subtilité et la ferveur d’un chant liturgique orthodoxe. Dommage que le public ait été si clairsemé, temps de Covid oblige, pour pouvoir profiter de cet instant d'exception.
La Dame de pique de Piotr Ilitch Tchaïkovski à l’Opéra de Marseille (octobre 2020)
Crédit photographique © Christian Dresse
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