Une Elektra futuriste et oppressante au Grand-Théâtre de Genève

Xl_ingela_brimberg_et_sara_jakubiak_dans_elektra_au_grand-th__tre_de_gen_ve © Carole Parodi

Nous avions quitté Elektra à Genève en 2010, avec l’impressionnante production signée par Roland Aeschlimann, déjà édifiée sur un plateau tournant. Celle d’Ulrich Rasche, actuellement présentée au Grand-Théâtre, s’avère futuriste et bien plus époustouflante encore avec sa machinerie de 13 tonnes d’acier (!), composée de deux plateaux superposés que surmonte une immense cage grillagée. Le dispositif scénique conçu par le metteur en scène allemand s'inspire du décor de la pièce d’Hugo von Hofmannsthal (d'où est tiré le livret) qu’il avait montée à Munich en 2018. Il prend ainsi toute la surface du vaste plateau genevois, et ne cesse de tourner sur lui-même dans un sens ou un autre, pivotant sur la droite ou sur la gauche, montant vers les cintres ou en redescendant, dans une sorte de ballet à la fois hypnotique et oppressant, parfois totalement angoissant. Accrochés à des longes et reliés à un axe central, les protagonistes n’ont de cesse d’arpenter la terrifiante structure métallique, qui respecte un certain ordre social : les Servantes sur le premier plateau, et la famille des Atrides sur le plateau haut. Les costumes imaginés par Sara Schwartz et Romy Springsguth abolissent cependant ces frontières, et tous les personnages sont vêtus des mêmes justaucorps noirs ceinturés de lanières de cuir. Les lumières blafardes ou au contraire outrancières réglées par Michael Bauer participent au climat étouffant et vicié que produit la scénographie sur les spectateurs. Le seul reproche que l’on pourra faire à cette incroyable production est bien évidemment le côté systématique du principe, qui se fait au détriment de la caractérisation psychologique et des interactions entre les principaux acteurs du drame, comme la confrontation d’Elektra avec sa mère ou la fameuse « scène de la reconnaissance » avec son frère Oreste.

Depuis son interprétation majeure de Senta (Le Vaisseau fantôme) en 2013, déjà dans la cité de Calvin, la soprano suédoise Ingela Brimberg n’en finit plus de nous ravir dans le répertoire wagnéro-straussien. Après sa Chrysothémis au Festival de Verbier en 2017, c’est dans le rôle-titre d’Elektra que nous la retrouvons cette fois. Comme à son habitude, la voix semble ne connaître aucune limite, ni le moindre signe de défaillance. Son principal mérite est ainsi de soutenir l'infernal marathon imposé par Richard Strauss sans jamais sacrifier la beauté du son, ni la justesse de l'intonation. Sa voix se déploie ainsi avec un rayonnement souverain au-dessus des paroxysmes orchestraux, en sachant par ailleurs ménager de savants effets de diminuendo quand l'exige la partition. Une grande Elektra assurément ! Chrysothémis est incarnée par la soprano étasunienne Sara Jakubiak, qui dresse un portrait de son personnage étonnamment engagé, avec une voix d’une rondeur moelleuse, soulignant à l’envi son ambiguïté intrinsèque. Plus en retrait, la Clytemnestre de la mezzo allemande Tanja Ariane Baumgartner n’atteint pas le degré de puissance et de férocité de nombre de ses devancières – d’autant que la mise en scène la prive de ses fameux rires rauques à l’annonce de la prétendue mort d’Oreste... Dommage ! En revanche, l’Oreste du baryton hongrois Karoly Szemeredy s’avère de noble stature, avec des graves somptueux. De son côté, le ténor cinglant de Michael Laurenz confère à Egisthe une densité inhabituelle. Enfin, on remarque une nouvelle fois la nouvelle recrue du Grand-Théâtre (dans sa Jeune troupe), le baryton écossais Michael Mofidian (Précepteur d’Oreste), tandis que les six (superbes) Servantes n’appellent aucun reproche.

Le succès aurait-il été aussi triomphal sans la direction du chef allemand Jonathan Nott, pour sa première apparition dans la fosse genevoise depuis sa nomination à la tête de l'Orchestre de la Suisse Romande, ici à la fois incandescent et discipliné ? Sa direction ne laisse rien de côté, et s’autorise même des fulgurances que nous aurions aimé retrouver dans la direction d’acteurs (n’est pas Patrice Chéreau qui veut). Un vrai travail d’orfèvre, et surtout un vrai chef d’opéra !

Emmanuel Andrieu

Elektra de Richard Strauss au Grand-Théâtre de Genève, jusqu’au 6 février 2022.

Crédit photographique © Carole Parodi

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