Une Médée intemporelle à l'Opéra de Rouen Normandie

Xl_mde © Gilles Abegg

Après avoir initié sa saison avec Norma en octobre dernier, c’est avec une autre grande héroïne tragique (et infanticide) que l’Opéra de Rouen Normandie la clôt : Médée de Luigi Cherubini. Par-delà la scandaleuse rareté du titre, saluons la maison normande de donner l’ouvrage dans sa version originale française, même si les alexandrins du texte (parlé) d’origine de François-Benoît Hoffman ont été ici délaissés pour un langage plus « contemporain ». Car contrairement à la tragédie lyrique française inventée par Lully – né dans les environs de Florence, comme Cherubini ! – et fondée sur la synthèse du chant et de la déclamation, Médée surprit le public et la critique – à sa création au Théâtre Feydeau le 13 mars 1797 – par la séparation entre les scènes parlées et les parties chantées.

En plaçant sa Médée dans un décor sobre, dépouillé et atemporel, sans aucun ancrage chronologique ou géographique, Jean-Yves Ruf comprend l’une des caractéristiques essentielles de l’héroïne et du mythe : l’intemporalité. Débarrassé de tout artifice, le travail du metteur en scène français offre une vision claire et humaine de ce dernier, et fait plonger le spectateur au cœur de la tragédie de Médée. Le respect de l’œuvre est ici total, et la bulle coupée du monde dans laquelle nous embarque le travail scénique de Ruf n’est finalement réalisée que pour être mieux percée par l’héroïne. Esthétiquement, les jeux de lumière reflètent les clairs-obscurs du personnage par un très beau jeu d’ombres et de lumières, offrant d’admirables tableaux dans cette saississante scénographie signée par Laure Pichat : trois parois grises aux ouvertures multiples qui permettent de créer portes et fenêtres dans un rectangle qui enferme les protagonistes. Trois bassins d’eau viennent finaliser le décor, apportant une idée de purification par l’eau, et qui s'opposent aux multiples fautes imputées à l’héroïne. L’image finale, particulièrement horrible et sanglante, avec Médée s’avançant vers Jason le cœur de ses deux enfants dans les mains, est certes frappante, mais peut-être aurait-on pu espérer quelque chose de plus spectaculaire pour ce final, où les enfers sont censés se déchaîner sur scène, tandis que les Erinnyes entraînent Médée dans leur gouffre…

L'éprouvant rôle-titre est incarné par Tineke van Ingelgem. Si les moyens vocaux sont moins considérables que ceux d’Anna Caterina Antonacci (entendue naguère dans le même rôle au Théâtre du Capitole) ou d'Alexandra Deshorties (entendue plus récemment au Grand-Théâtre de Genève), reconnaissons que la soprano belge est une Médée plausible, grâce à son tempérament affirmé, au service d’une magicienne de Colchide aux accents passionnés, à la déclamation impérieuse et vibrante, mâtiné d’une pointe d’accent bienvenue dans ce personnage ambigu. A ses côtés, le ténor belge Marc Laho – Pollione dans la production précitée – réussit la gageure à donner vie au personnage un peu ingrat de Jason, avec une belle présence en scène, un timbre que l’on a toujours trouvé attachant, et une émission par ailleurs souverainement contrôlée. Petite révélation (c’est quasiment ses débuts scéniques…), la jeune soprano belge Juliette Allen est une Dircé à la technique quasi impeccable (à un ou deux aigus près), notamment dans le jeu des portamenti de son air d’entrée. De son côté, la mezzo française d’origine portugaise Yete Queiroz déploie son superbe timbre profond dans le rôle de la suivante Néris, et délivre un bouleversant « Ah, nos peines seront communes », à l’acte II. Enfin, le baryton français Jean-Marc Salzmann campe un solide Créon.

A la tête d’un excellent Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, le chef français (et spécialiste du répertoire baroque) Hervé Niquet restitue à merveille la sauvagerie de cet opéra unique en son genre, avec quelque chose de rageur dans les cordes, des couleurs crues plus proches d’un certain Haydn que Bellini par exemple. Car cette musique qui, dans ses pages instrumentales (ouverture, prélude du III), sonne parfois comme du Beethoven ou du Weber, n’impose pas de style particulier ou plutôt en combine plusieurs : une partition hybride, donc, et passionnante par la manière dont elle s’exacerbe au fil des actes…

Emmanuel Andrieu

Médée de Luigi Cherubini au Théâtre des Arts de Rouen, le 27 mai 2018

Crédit photographique © Gille Abegg

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