Pour un peu – dans cette mise en scène de Manon de Jules Massenet que nous avions vue lors de sa création lausannoise il y a deux saisons -, on oublierait les conventions de l’opéra tant les personnages, quelle que soit leur importance, réussissent à être vrais. Immédiatement vrais. C’est là le premier mérite de la mise en scène signée par Arnaud Bernard qui séduit d’emblée par sa fraîcheur et sa cohérence. Dans une structure scénique simple – des pans de murs qui coulissent et s’entrouvrent au gré des scènes – le discours scénique des principaux protagonistes est fluidifié par de saisissants « arrêts sur image » de la part des chœurs et des figurants, laissant entrevoir des tableaux dignes de Watteau. Les tonalités noir et or des différents tableaux imaginés par Alessandro Camera, la subtilité des éclairages réalisés par Patrick Méeüs ainsi que l’extrême qualité des costumes (pastels) conçus par Carla Ricotti répondent ainsi parfaitement à la vision d’un XVIIIe siècle ici stylisé à l’extrême.
Montée expressément pour la soprano star Sonya Yoncheva, l’Opéra de Monte-Carlo a finalement dû composer sans elle, après un brusque retrait réalisé de manière assez cavalière... et pour lequel l’institution monégasque pourrait lui demander réparation (financière). Pour pallier cette défection, on a d’abord fait appel à Anne-Catherine Gillet, familière du rôle comme de la maison, puis à la soprano corse Vannina Santoni, qui faisait ce soir ses débuts dans le rôle. D’emblée, on est séduit par l’extraordinaire force de conviction et de rayonnement de cette jeune chanteuse, presque débutante encore. Il y a là un talent hors pair, qui donne sa mesure dès sa première entrée : ce serait dangereux bien que courageux, si elle n’avait les moyens de poursuivre et de parfaire l’interprétation de son rôle au long de l’opéra. Le ton est donc donné dès le début du premier acte : une Manon dont le charme est authentique, même si la perversité convenue du personnage se dévoile aussi par intermittences. Touchante dans son fameux air du II « Adieu notre petite table », brillante dans le premier tableau du III « Je marche sur tous les chemins », électrisante dans le second tableau « Pardonnez-moi, Dieu de toute puissance », elle se montre enfin bouleversante au V, « N’est-ce plus ma main que cette main presse », alors qu’elle expire dans les bras de son amant. Bref, elle a ravi le cœur des monégasques !
Son Des Grieux n’est autre que le ténor national de la Principauté, l’excellent Jean-François Borras dont nous faisons l’éloge à longueur de colonnes, comme dans ses dernières incarnations d'Edgardo à l'Opéra de Tours ou Riccardo à celui de Metz. Souffrant à la seconde représentation (et remplacé par le ténor mexicain Arturo Chacon-Cruz), c’est en pleine forme que Borras nous revient ce soir, et l’on retrouve ainsi les qualités propres à son chant : la beauté du phrasé, le souci du beau style, l’art des demi-teintes, le respect sourcilleux des nuances, et un lyrisme que l’on qualifiera d’instinctif. Mais les seconds rôles sont également tous parfaits, physiquement autant que vocalement, ce qui contribue à donner à toutes les scènes de genre une nervosité de touche très éloignée du pittoresque traditionnel des opéras comiques. Guillot de Morfontaine a ainsi l’abattage scénique et le métier très sûr de Rodolphe Briand. Le Comte Des Grieux trouve chez le baryton nîmois Marc Barrard la noblesse du ton et de l’articulation que le rôle exige, ainsi que les graves d’une partie généralement confiée à une basse. De Lescaut, le belge Lionel Lhote a tout à la fois l’assurance et la rouerie, tandis que Pierre Doyen possède la prestance propre à Brétigny et Philippe Ermelier la truculence de l'Hôtelier. Quant au trio de coquettes que forment Poussette, Javotte et Rosette, il est idéalement incarné et chanté par les talentueuses Charlotte Despaux, Jennifer Michel et Marion Lebègue.
Derniers artisans du formidable succès aux saluts, l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo placé sous la battue de Alain Guingal. Le chef provençal ne laisse aucun répit à ses protagonistes, les harcelant avec des tempi serrés et un rythme frénétique. Manon et Des Grieux se désirent avec ardeur et impatience, et tous leurs actes sont dictés par un amour démesuré de la vie. Sa direction - sans concession, sans mièvrerie, sans sentimentalisme gratuit - balaie ainsi l’œuvre de tout soupçon naturaliste. Enfin, une mention spéciale pour le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, toujours aussi formidablement préparé par Stefano Visconti, qui n’appelle, lui non plus, aucun reproche, avec notamment une clarté d’élocution tout simplement parfaite.
Manon de Jules Massenet à l’Opéra de Monte-Carlo, jusqu’au 27 janvier 2017
Crédit photographique © Alain Hanel
26 janvier 2017 | Imprimer
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