Véronique Gens, intense et inoubliable Armide de Gluck à l'Opéra Comique

Xl_v_ronique_gens_dans_armide_de_gluck___l_op_ra-comique © Stefan Brion

De tous les opéras que Christoph Willibald Gluck a écrit pour Paris entre 1774 et 1779, Armide – créée à l'Académie Royale de Musique le 23 septembre 1777, trois ans après Iphigénie en Aulide et deux ans avant Iphigénie en Tauride – est probablement celui qui s’inscrit le plus dans une esthétique typiquement française, comme si le compositeur bavarois avait davantage cherché à s’affirmer dans la fameuse querelle qui l’opposait à Nicolo Piccinni. En pleine période de révolution esthétique, Gluck, en choisissant un livret de Philippe Quinault, grand dramaturge du théâtre baroque français, semble effectuer un retour en arrière. En reprenant les vers écrits en 1685 pour l’opéra éponyme de Jean-Baptiste Lully, il avait en main un livret à la fois plus galant et plus passionné que ceux traités auparavant. De là, beaucoup de vie et de mouvements dans sa partition, une multitude d’accents divers sur une gamme étendue de sentiments, depuis la tendresse qui s’abandonne jusqu’à la haine implacable, dès lors qu’Armide est abandonnée par son amant Renaud.

Armide (Gluck) à l'Opéra Comique (c) Stefan Brion

Gloire à l’Opéra Comique de redonner sa chance à ce captivant ouvrage, après que la capitale l’aura négligé (du moins sous format scénique) pendant plus d’un siècle, et même si la production confiée aux soins de la Suissesse Lilo Baur ne restera pas spécialement dans les annales de la maison parisienne. Certes, les costumes orientaux aux tissus rares (conçus par Alain Blanchot) sont somptueux, les décors de Bruno Lavenère particulièrement esthétiques (d’abord de séduisants moucharabiehs, puis un majestueux arbre mort), et les éclairages de Laurent Castaingt, très étudiés et dramatiques, ce dont on ne pourra se plaindre dans une époque où la laideur est devenue vertu sur maintes scènes lyriques. Le problème est que le spectacle, si beau à voir soit-il, ne se met que rarement au service de l’action dramatique, et les interprètes sont trop souvent abandonnés à eux-mêmes (notamment le chœur et les figurants), dans un cadre dont la vocation reste purement décorative. Bref, Lilo Baur s’était montrée bien plus inspirée avec sa Lakmé, qui a tourné un peu partout, après avoir été étrennée à l'Opéra de Toulon en 2014.

Véronique Gens dans Armide (Gluck) à l'Opéra Comique (c) Stefan Brion

Armide, on le sait, exige avant tout une titulaire de premier plan confrontée à l’un des rôles les plus riches et les plus exigeants du répertoire lyrique, où l’héroïne doit parcourir toute la gamme des sentiments, jusqu’au cataclysme final. Et l’on pouvait compter sur Véronique Gens pour cocher toutes les cases d’une Armide d’exception, après ses trois enregistrements « Tragédiennes » qui ont connu un formidable succès critique (déjà sous la direction de Christophe Rousset, et dans lesquels elle interprète toutes les grandes héroïnes gluckistes). Sur scène, « La » Gens est Armide d’abord par sa présence scénique envoûtante, troublante et autoritaire. Vaincue enfin par les forces de l’amour et puis abandonnée (merveilleux récit « Le perfide Renaud » sur lequel tombe le rideau final), son Armide est à la fois l’héroïne de la mythologie et la femme aimante et bafouée dans une confusion de sentiments que l’actrice sait traduire à merveille. Et sa plus grande conquête n’est pas de séduire le plus preux des chevaliers, mais d’épouser le style de Gluck avec tant de justesse et de naturel, avec une voix qui sait déclamer le texte, tout en respectant les règles du chant, dans un souci constant de projection du timbre, et de nuances stylistiques. Avec cette nouvelle composition, Véronique Gens touche probablement l’un des sommets de sa carrière et s’ouvre de nouvelles portes pour certains choix futurs. 

Ian Bostridge dans Armide (Gluck) à l'Opéra Comique (c) Stefan Brion

Sans démériter, le Renaud du ténor britannique Ian Bostridge ne se situe cependant pas sur les mêmes hauteurs, mais reconnaissons aussi, à sa décharge, que le rôle est singulièrement passif et n’est pas des plus passionnants pour un ténor. Plus convaincant dans le charme langoureux (« Plus j’observe ces lieux ») que dans la vaillance guerrière (« Vains ornements d’une indigne faiblesse »), son chant n’est par ailleurs pas exempt de scories avec des respirations intempestives et une émission pas toujours bien maîtrisée. Nul reproche, en revanche, envers le parfait Hidraot du baryton franco-irlandais Edwin Crossley-Mercer, à la voix sombre et idéalement maléfique. De même, Anaïk Morel (outrageusement maquillée) offre une Haine puissante, sonore, inquiétante et fière, aux sonorités riches et denses. Le baryton Philippe Estèphe, dans le double rôle d’Ubalde et d’Aronte, et le ténor Enguerrand de Hys dans ceux du Chevalier Danois et d’Artémidore font une excellente impression, notamment au quatrième acte, qui leur est tout spécialement dévolu. Le premier fait valoir une voix tour à tour douce ou fièrement projetée, le second offrant un chant viril et intense. De leur côté, Florie Valiquette et Apolline Raï-Westphal, suivantes d’Armide, rivalisent de charme, avec leur timbre fruité. Quant au chœur baroque Les Eléments, parfaitement préparé par Joël Suhubiette, signe des interventions impeccables.

Enfin, la direction de Christophe Rousset, que ses musiciens des Talens Lyriques suivent comme un seul homme, se montre d’une intensité dramatique soutenue, passant avec une souplesse idéale d’un affect à un autre sans cette précipitation superflue qu’on peut lui reprocher parfois. Tout est senti, pensé, mené à bien, et il en est chaleureusement remercié par un public enthousiaste au moment des saluts.

Emmanuel Andrieu

Armide de Christof Willibald Gluck à l’Opéra Comique, jusqu’au 15 novembre 2022

Crédit photographique © Stefan Brion

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