Aïda dans la grande tradition au Teatro Real de Madrid

Xl_aida-teatro-real-2022-01 © Javier del Real | Teatro Real 2022

L’Opéra de Madrid fait voyager ses spectateurs dans une Égypte digne des monumentales productions hollywoodiennes. Le chef d’orchestre dirige avec plus de vigueur que de nuances et la (première) distribution est solide, sans plus…

Aïda figure parmi les chefs d’œuvre de Verdi, un chef-d’œuvre tardif dont la conception fut longue, démontrant, notamment, le souci de perfection du compositeur, alors âgé de 58 ans, qui livrait désormais ses œuvres avec parcimonie et exigences.

Inspiré de l’égyptologue Mariette, le livret de Ghislanzoni est plus efficace que toujours réellement crédible ; mais l’essentiel réside dans la musique novatrice – et étape majeure de l’art lyrique – et dans l’émergence de rôles – références qui, par conséquent, demandent des interprètes exceptionnels.

Aida © Javier del Real | Teatro Real 2022

Que ce soit pour la soprano, le ténor ou la mezzo, Aïda, Radamès et Amneris sont des points d’aboutissement dans lesquels il faut de plus rivaliser avec les gloires passées ou actuelles. Dans la période actuelle, Anna Netrebko, Jonas Kaufmann ou Anita Rachvelishvili ont dernièrement livré, dans Aïda, des interprétations d’anthologie.

Si, précisément, Anna Netrebko est présente à Madrid pour cinq représentations de cette série, en ce 3 novembre, la première distribution réunissait Krassimira Stoyanova, Piotr Beczala, Jamie Barton, Carlos Alvarez et Alexander Vinogradov.

Ce dernier trouve en Ramfis un rôle à sa mesure qui correspond à merveille à sa voix, peu souple, mais ô combien séduisante ! Maquillé magnifiquement et ainsi presque méconnaissable, il sait déployer son somptueux registre grave et, fort d’une présence dramatique exemplaire, donne du relief à chaque action du prêtre. Soutenant notamment les duos avec un grand aplomb face aux principaux autres rôles, ses interventions sont un bonheur de tous les instants.

C’est Carlos Alvarez, l’un des plus grands barytons Verdi actuels qui endosse le rôle du roi des Éthiopiens. Il trouve les moyens de donner corps à ce personnage peu sympathique, utilisant les émois de sa fille pour assouvir sa haine envers les Égyptiens. Il livre ainsi une cantilène de la fin de l’acte II (« Ma tu, Rè ») aussi somptueuse qu’annonciatrice de la trahison qu’Amonasro exigera d’Aïda.

Jamie Barton incarne ici la fille de Pharaon. Il n’est jamais évident de trouver le bon équilibre pour Amneris, à la fois rivale impitoyable d’Aïda et amoureuse de Radamès, ce qui la conduit à implorer la clémence après avoir porté la vengeance. Barton y est parfaitement à son aise. Côté face, elle recourt à ses graves ou s’épanche dans des aigus foudroyants dans ses dialogues avec la Princesse éthiopienne ou pour maudire la rigueur des prêtres. Côté pile, elle sait alléger sa voix au maximum, usant de piani pour traduire la sensibilité de cette femme tiraillée. Elle livre ainsi une belle interprétation, pas encore définitive compte tenu, par moments, d’un manque d’impact vocal, mais, indéniablement, de très haut niveau.

L’affaire est plus problématique avec le couple principal.

Aida © Javier del Real | Teatro Real 2022

Personne ne peut le nier, Piotr Beczala est un immense artiste, mais on est en droit de se demander s’il ne vise pas trop haut en voulant conserver Radamès dans son répertoire. L’écriture extrêmement tendue l’oblige à forcer sa voix notamment dans son air d’entrée (« Se quel guerrier io fossi… Celeste Aïda ») sans parvenir, à l’inverse, à l’alléger autant qu’il faut dans le duo final. Ce faisant, il incarne un soldat un peu trop monolithique, alors que le rôle est déjà insuffisamment caractérisé par Verdi lui-même.

Krassimira Stoyanova fut une grande interprète de Verdi dont elle livra, il y a bien des années, un album mémorable. Elle peut s’appuyer sur une technique sans faille, mais bien des atouts lui font défaut pour marquer le rôle. Si le médium est solide, il lui manque la capacité à jouer de ses aigus pour représenter cette héroïne absolue qui, malgré une attitude inflexible, n’en est pas moins une amoureuse sensible qui doit nous toucher en plein cœur.

Le contre-ut de la fin de l’air du Nil démontre que la note est là, mais qu’elle n’a pas la puissante délicatesse requise. En ces moments, dans l’un des rôles les plus exigeants du répertoire verdien, le métier (salué par le public) ne suffit cependant pas à lui permettre d’atteindre les sommets attendus.

Ces réserves exprimées n’empêcheront pas de dire que, réussissant à allier leurs professionnalismes, la soprano et le ténor savent être parfois extrêmement efficaces dans certains passages, tel le duo de l’acte III.

Un péplum musical digne de Cecil B de Mille

La mise en scène de Hugo de Ana date de 1998. Celui-ci s’inscrivait alors dans la grande tradition dont Franco Zeffirelli fut le porte-drapeau de manière si emblématique, jouant sur le spectaculaire, les dorures, les statues de Dieux, les maquillages évocateurs, les esclaves dénudés et même un rideau de scène argenté orné de hiéroglyphes.

Indéniablement, les spectateurs qui viennent chercher un strict classicisme seront comblés… au-delà de leurs espérances ! Tout y est (hormis les éléphants) et la scène du Nil est absolument majestueuse. Le problème de Hugo de Ana, c’est qu’il semble n’avoir pas su trouver de limites à son exubérance débridée qui touche parfois au trop-plein, comme lorsqu’il adjoint des vidéos pour le coup, superfétatoires et trop envahissantes.

Aida © Javier del Real | Teatro Real 2022

L’autre écueil réside dans le passéisme des ballets et de la direction d’acteurs ; or le Teatro Real ne nous a pas habitués, ces dernières années, à ces carences qui caractérisent plutôt certaines vieilles productions du Met Opera ou du Wiener Staatsoper.

Forte de ses décors somptueux, la mise en scène mériterait donc d’être revue afin d’apporter un supplément d’âme et d’aider les interprètes, dans leur performance.

En phase avec de travail de Hugo de Ana qui joue sur le spectaculaire, la direction d’orchestre de Nicola Luisotti s’inscrit dans une démarche d’efficacité du grand opéra verdien. La phalange madrilène déploie sa puissance de feu dans la scène du Nil, mais le chef ne la mène pas assez vers l’autre aspect, intimiste, qui s’exprime par exemple dans le dernier acte. L’on aurait ainsi apprécié qu’il sache alléger l’ensemble dans les passages les plus élégiaques.

Au final, voilà une production qui a tout pour plaire aux amoureux de « grand spectacle » qui apprécient « d’en avoir plein les yeux et les oreilles ». Ceux qui préfèrent la sensibilité des héros peints par le vénérable Verdi à la fin de sa carrière seront, eux, un peu moins comblés.

Paul Fourier
Madrid, 3 novembre 2022

Aïda au Teatro Real, du 24 octobre au 14 novembre 2022

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