La saison 2023-2024 de l'Opéra de Paris est inaugurée par la reprise de la très convaincante mise en scène du chef-d’œuvre de Mozart Don Giovanni, par Claus Guth. La distribution, dominée par Peter Mattei et Alex Esposito, est de bonne tenue, mais la direction d’orchestre manque souvent de légèreté.
En 2008, dans le cadre d’une trilogie Mozart - da Ponte, Claus Guth monte ce Don Giovanni au festival de Salzbourg. S’appuyant sur la saillie de Leporello dans la toute première scène (« Qui est mort ? Vous ou le vieux ? »), Claus Guth prend un chemin de traverse qui va donner au récit l’allure d’une course contre la montre et la mort. Ainsi, le libertin, en tuant le commandeur a aussi été touché mortellement par celui-ci et la suite de l’histoire le verra agoniser, tout en essayant de profiter encore de la vie et des femmes.
Alors qu’il apparaît d’ordinaire à la fin de l’opéra, le couple Éros-Thanatos nous accompagne pendant toute la traversée… ce qui, finalement, n’est pas incohérent puisque dans le livret original, la vie de Don Giovanni ne tient souvent qu’à un fil (ou à un quiproquo).
L’errance de Don Giovanni et de Leporello se déroule dans une sombre forêt, une forêt lieu de dissimulations et d’aventures amoureuses cachées ; une forêt lieu d’angoisse, de peur et, in fine, de décomposition des éléments, mais aussi d’un corps que l’on va y enterrer. À l’issue de son agonie et de sa blessure qui saignera durant tout l’opéra, le commandeur n’aura qu’un coup de pelle à donner pour faire tomber le corps de Don Giovanni dans une fosse hâtivement creusée. C’est sur cette image simple que se clôturera la soirée, alors que la version viennoise de l’œuvre choisie ne fait pas, ici, réapparaître les autres protagonistes dans leur sextuor final.
Découvrir cette production de 2008 avec notre regard de 2023, c’est, in fine, la trouver bien sage et sûrement pas aussi décapante qu’elle le fut perçue à l’époque. Des voitures sur scène et des revolvers prêts à tuer n’ont plus guère d’effets repoussoirs sur un public qui en a vu bien d’autres.
Reconnaissons-le, il y aurait pu y avoir parfois un peu de lassitude à cette forêt qui tourne sans cesse, mais le décor de Christian Schmidt et les lumières d’Olaf Winter en font un lieu aux multiples couleurs, en perpétuel changement, dans lesquelles les différentes scènes ne manquent pas de s’épanouir. La principale critique reposerait plutôt sur la confusion qui peut régner sur un plateau sombre et encombré d’arbres où l’on peine parfois à identifier qui agit ou chante.
Don Giovanni - Opéra National de Paris - Bastille (2023) (c) Bernd Uhlig
Une autre incontestable force de cette production est l’extraordinaire direction d’acteurs et, bien sûr, une excellente troupe de chanteurs qui s’y intègrent avec tous leurs talents.
Sorti de sa gangue historique, ce Don Giovanni devient l’histoire de gens ordinaires qui vivent, montrent leurs défauts, leurs pulsions, voire leurs addictions, une histoire narrée toute naturellement avec les ambiguïtés et les cruautés de l’âme humaine.
Don Giovanni se meurt et Leporello, son serviteur, rustre et drogué, essaye de le distraire et de l’accompagner au mieux ; Donna Elvira est une bourgeoise que le libertin a égarée mentalement et physiquement sur des chemins de forêt ; Donna Anna est une jeune fille qui a succombé aux charmes de Don Giovanni, mais qui se retrouve piégée par la mort de son père consécutivement à son aventure hasardeuse ; elle est accompagnée d’un Don Ottavio passablement dépassé par les évènements. Quant au couple Zerline-Masetto, en croisant le chemin de Don Giovanni, il se retrouve embarqué dans sa quête séductrice. Le mâle outragé réagira alors basiquement, de manière primaire en secouant sa femme et en cherchant à tuer l’aventurier. C’est à tout moment juste, et, à vrai dire, captivant.
La distribution est dominée par le couple Don Giovanni / Peter Mattei et Leporello / Alex Esposito.
Le premier continue à s’affirmer comme l’un des meilleurs titulaires d’un rôle qu’il maîtrise si bien qu’il peut se permettre de lui donner toutes les couleurs, même les plus ordinaires. La voix sert sublimement le texte et le personnage. C’est moins dans le « Fin ch’han dal vino » qu’on l’admire (en raison d’un accompagnement assez brutal) que dans une scène qui résume le formidable talent de l’artiste, lorsqu’à terre, mourant, il chante un « Deh vieni alla finestra » aussi pathétique qu’émouvant.
Alex Esposito semble – dans une conception bien différente que ce qui est souvent montré – physiquement et vocalement, l’antithèse de son maître. Bien sûr, cela n’est pas sans poser problème dans la scène où les deux protagonistes échangent leurs vêtements (l’obscurité est alors bienvenue et Peter Mattei sérieusement contraint de se voûter), mais, ce faisant, le serviteur combine son rôle habituel avec celui de garde-malade. Il est rustre, mais son ironie naturelle est teintée de prévenance, sa balourdise, elle, est souvent bien émouvante et Alex Esposito parvient à transmettre toutes ses dimensions, sans jamais sacrifier le chant. Suite à un « Madamina, il catalogo è questo » tonique, il peut adopter un ton geignard pour tromper les personnages qui le traquent et veulent lui faire la peau.
Don Giovanni - Opéra National de Paris - Bastille (2023) (c) Bernd Uhlig
En Donna Elvira, Gaëlle Arquez est dramatiquement fascinante en bourgeoise qui semble avoir perdu toute boussole et erre avec sa valise, prête, pourtant, à replonger dans les délices de l’amour si l’occasion se présente. Vocalement, ce n’est pas de présence qu’elle manque, mais la tessiture, quoique centrale, la met parfois en difficulté dans les graves comme dans les aigus.
Si la Donna Anna d’Adela Zaharia n’est pas sans éclat, la voix de celle qui ne s’abandonne pas au sentimentalisme d’Elvira manque parfois de tranchant, notamment dans le « Or sai chi l’onore » et nous laisse souvent en manque de ces aigus percutants, mais si clairs qui contribuent à l’identité vocale de la femme blessée.
Ying Fang, en Zerlina, montre dans ses deux airs, une totale adéquation avec le répertoire mozartien et s’avère être avec l’Ottavio de Ben Bliss, la très belle surprise de la soirée. Ce dernier fait, aussi souvent que possible, effleurer la sensibilité enfouie sous ce rôle plutôt ingrat. Quant à John Relyea, glaçant comme un fossoyeur, il campe un commandeur efficace à la voix profonde. Enfin, Guilhem Worms, en Masetto, violent (et roué de coups), il sait apporter avec talent une sorte de pendant paysan aux deux êtres roués qui le malmènent.
En fosse, Antonello Manacorda a probablement voulu coller à la vision sombre et désespérée du Don Giovanni de Claus Guth. Mais outre des problèmes de réglage au début, il adopte une battue souvent trop tonique (voire parfois à la limite de la brutalité) et le son manque souvent de la limpidité mozartienne nécessaire. Il en découle un dramatisme excessif qui ne laisse guère la place à la dimension buffa pourtant présente dans la musique, un dramatisme qui sera cependant bienvenu dans l’extraordinaire scène finale.
Reprendre la mise en scène, pourtant ancienne, de Claus Guth, a été de la part de l’Opéra de Paris un choix très pertinent qui assure une belle ouverture de saison. Il reste à espérer que, dans cette période de vaches maigres, l’institution saura se réfréner sur une stratégie de renouvellement trop fréquent (celle de Ivo van Hove ne datait que de 2019) et la conserver pour les saisons prochaines.
Paul Fourier
Paris, 13 septembre 2023
Don Giovanni à l'Opéra national de Paris Bastille, du 13 septembre au 12 octobre 2023
14 septembre 2023 | Imprimer
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