La course à l’abîme d’Asmik Grigorian dans Butterfly au Metropolitan Opera de New York

Xl_madama_butterfly_metropolitan-opera-2024-asmik-grigorian_jonathan-tetelman-c-evan_zimmerman_01 © Photo: Evan Zimmerman / Met Opera

La soprano a brulé les planches dans les actes II et III de la reprise, dans la mise en scène de Madame Butterfly d’Anthony Minghella. Elle était, de surcroît, très bien accompagnée par Jonathan Tetelman, Elizabeth DeShong et Lucas Meachen. La direction s’est avérée tantôt pertinente, tantôt en déficit de tension.   

Asmik Grigorian est, actuellement, reconnue comme l’une des grandes titulaires du rôle de Butterfly. Cependant, sur la scène du Metropolitan Opera, au moment de l’entrée en scène de la jeune Cio Cio San, la voix, certes souple, se révèle assez sèche et les accents naturellement graves de la soprano tranchent alors avec la personnalité de cette jeune fille juvénile, voire éthérée. Incontestablement, l’héroïne semble alors un peu trop mature pour ses 15 ans. En dépit d’une notable longueur de souffle, son « Ancora un passo or via » donne à entendre des aigus pas toujours stables, et les sons piani sont rares. 

Dans la suite de l’acte I, la voix de la soprano se libère ensuite peu à peu, et l’artiste affiche un bel équilibre entre force et sensibilité. Pour autant, le duo avec Pinkerton (il est vrai dirigé de manière assez neutre par la cheffe) vaut principalement par le talent et l’intensité du chant des deux interprètes, sans atteindre, néanmoins, les sommets attendus dans ce duo d’amour si typiquement puccinien. 

 Dès le début du deuxième acte, Asmik Grigorian apparaît comme transfigurée, car on prend alors conscience de ce qui va faire la singularité et la richesse de sa Butterfly, cette maturité précoce d’une jeune femme dont le volontarisme va croissant, une progression intérieure dont l’aboutissement, le suicide, semblera comme une évidence. De son « Un bel di vedremo », elle fait ressortir chaque mot et, du rêve qu’elle fait, émerge, cependant, une forme de gravité, d’incrédulité qui s’achève sur un aigu puissant et fantastique sur « Io, con sicura fede l’aspetto » (« Avec une confiance sûre, je t’attends »). 

Dans le duo qui suit avec Sharpless – magnifique moment –, Asmik Grigorian, de son timbre riche, est saisissante alors qu’elle fait transparaître ses sentiments jusqu’à un « Morta ! morta ! Mai piu danzar » déchirant, suivi d’un « Gioia, Gioia mi chiamerò » qui montre les pensées ambivalentes et sombres qui la traversent. Grigorian n’a alors pas d’égale pour exposer les états d’âme qui se succèdent si rapidement qu’ils semblent être les signes d’une folie à venir. Ainsi viendra une fébrilité appuyée sur des aigus soyeux, à l’arrivée du bateau, où elle paraît presque hors d’haleine ; puis, ce sera une incomparable douceur, basée sur un étonnant allègement de la voix et de très beaux piani, une douceur qui s’achèvera sur un magnifique duo avec l’excellente Suzuki d’Elizabeth DeShong, un orchestre sensible, parfaitement en phase et, finalement, le très beau passage à bouches fermées exécuté par le chœur du Metropolitan Opera. 

Le troisième acte montre l’aboutissement du personnage construit par Asmik Grigorian. Elle commence d’une voix aérienne qui culmine sur « Tu sei con Dio. Ed io col moi dolor » (« Tu es avec Dieu et moi, avec ma douleur ») et un fabuleux aigu piano qui traduit l’épuisement. Puis, lorsqu’elle réapparaît, elle se meut alors comme un robot, comme un fantôme, et chante d’une voix blanche. Si elle retrouve des couleurs, c’est pour montrer qu’elle puise désormais de l’énergie dans sa propre perte qu’elle a pleinement intégrée. Puis, ce sera une bouleversante scène finale, dans laquelle l’orchestre s’affirme avec la battue lancinante du tambour, et où Grigorian ne se préoccupe plus de la beauté de sa voix. Elle joue alors, jusqu’au sacrifice, d’aigus tendus, d’un vibrato à faire pleurer les pierres, tant ils semblent porter un désespoir ultime à tout moment palpable. Du très grand art !


Madama Butterfly, Metropolitan Opera 2024 (c) Photo: Richard Termine / Met Opera

Jonathan Tetelman est tel qu’on le connaît maintenant, de grand style, en tout moment vaillant. Le premier acte, celui où le personnage existe vraiment, le montre d’une belle longueur de souffle sans qu’il n’ait jamais à forcer ses effets, d’une voix puissante qui s’épanouit dans les forte, tout en réussissant à faire transparaître une véritable caractérisation et humanité. S’il existe une seule ombre au tableau dans son incarnation, elle est due non à l’interprète, mais à la direction d’acteurs et à la mise en scène de Minghella qui, au troisième acte, cherche trop à amoindrir la dimension lâche et égoïste de Pinkerton. Néanmoins, Jonathan Tetelman sait s’éloigner d’un chant parfois claironnant pour donner de très belles variations comme dans un « Addio, fiorito asil » empli de sensibilité qui démontre que Puccini reste pour le ténor, à cette étape de sa carrière, l’un de ses territoires de prédilection.

Elizabeth DeShong, cette remarquable chanteuse bien trop ignorée en Europe, incarne une Suzuki exceptionnelle. Sa tessiture proche du contralto s’accorde parfaitement avec le timbre sombre de Grigorian ; son jeu et ses attitudes la montrent, à tout moment, protectrice et en soutien de sa maîtresse et les duos réunissant les deux femmes sont d’une grande intensité. Son intervention au début du troisième acte, alors qu’en trahissant une forme de panique, elle cherche à écarter Butterfly de la fatale révélation, est d’une étonnante vérité. Si Suzuki est parfois considérée comme un rôle secondaire, l’on n’est pas surpris qu’Elizabeth DeShong sache lui redonner la faveur du premier plan. 

Lucas Meachem incarne Sharpless avec une humilité bienvenue qui tranche parfaitement avec le personnage assez grossier de Pinkerton. Face à Butterfly, la voix du baryton joue comme un contrepoint, une amarre autour de laquelle la dure réalité s’impose, alors que la jeune femme ne suit que ses impulsions, et cette forme de sobriété se révèle alors brillamment adaptée. 

Des seconds rôles, dans un ensemble propre à l’excellence habituelle du MET, on distinguera le bonze de Robert Pomakov, le Yamadori de Jeongcheol Cha et, dans une moindre mesure, Tony Stevenson dont le Goro manque toutefois d’une dimension suffisamment fielleuse.


Madama Butterfly, Asmik Grigorian, Elizabeth DeShong (c) Photo: Richard Termine / Met Opera

La mise en scène d’Anthony Minghella (reprise ici par Paul Williams) a été inaugurée lors de la saison 2006-2007 ; elle reste néanmoins, d’une beauté classique et, par moments, est même envoûtante. S’il n’était, cependant, un recours un peu trop systématique aux panneaux pour cacher les personnages, la direction d’acteurs, la beauté des costumes d’Han Feng et le décor magnifiquement éclairé par Peter Mumford donnent à l’intrigue un cadre élégant qui permet pleinement de profiter du chant. Quant à l’emploi d’une marionnette pour figurer l’enfant (marionnette issue du Blind Summit Theatre), cela reste une excellente idée – probablement meilleure que si un véritable enfant avait tenu le rôle –, et l’effet en est toujours aussi émouvant. Aux saluts, Asmik Grigorian se présentera d’ailleurs avec son « enfant de bois » qui l’aura accompagnée durant une belle partie de la soirée.  

La direction de Xian Zhang est inégale. D’une grande subtilité à certains moments, la formation du Metropolitan peine à prendre des couleurs et surtout de la tension dans certains passages orchestraux clés. Incontestablement, la cheffe a plus recherché à miser sur les couleurs de la partition, mais l’ensemble, malgré tout, aura manqué d’aspérités. 

La Butterfly de Mighella au MET a vu défiler les plus grandes stars. Si, en début de représentation, elle a semblé mal cerner le jeune personnage victime de sa fraîcheur et de la prédation, Asmik Grigorian a su, une fois de plus, montrer ses capacités de transfiguration. Comme elle parvient à puiser dans ses prises de rôles les plus diverses (Turandot dernièrement, Elizabeth de Don Carlo et Norma bientôt) leur substantifique moelle, elle a présenté une Butterfly absolument singulière, une Butterfly qui n’a pas visé la beauté, mais la vérité… Et, incontestablement, elle nous a encore étonnés.

Paul Fourier
New York, 7 mai 2024

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