Le cauchemar éveillé de Barrie Kosky pour Turandot à l'Opéra d'Amsterdam

Xl_turandot_2022-dutch-national-opera-c-monika-rittershaus © Monika Rittershaus

Si la relecture de l’opéra de Puccini par le metteur en scène d’origine australienne est radicale, elle est aussi passionnante. Elle s’appuie sur la direction somptueuse de Lorenzo Viotti et une distribution dominée par une (pourtant invisible) Tamara Wilson et la Liu de Juliana Grigoryan.

Voir Turandot comme une hallucination, en grande partie horrifique où la Princesse de glace n’existe peut-être pas, mais incarne des désirs et des angoisses collectives, tel est le parti pris de Barrie Kosky pour cette nouvelle production au Nationale Opera & Ballet d’Amsterdam. En soi, le principe d’un rêve partagé se défend alors que le livret de l’opéra fait de nombreuses références au sommeil et au rêve et que le grand air du ténor débute par « Nessun dorma »…

Turandot 2022, Dutch National Opera (© Monika Rittershaus)

Mais Kosky va très loin et son univers fantasmé l’amène, radicalement, à faire disparaître physiquement Turandot en la réduisant à une voix. Il est vrai que l’écriture d’Adami et Simoni, les librettistes, donne à Ping, Pang et Pong, eux-mêmes, la réplique « Turandot non esiste ! ».

Si la Princesse a perdu sa représentation charnelle, et, alors que l’opéra est donné sans entracte, sa voix en rejoint une autre qui s’exprime dans les intervalles entre les actes et nous interpelle par un « straniero, ascolta ! » ; un straniero que nous pourrions finalement bien tous être. De leur côté, les autres solistes sont entraînés vers une existence quasi désincarnée, une existence qui tend à s’effacer lorsque la foule, personnalisée par le chœur, les engloutit régulièrement. Cette foule changeante qui se repaît des exécutions, mais acclame Calaf, cette foule qui idolâtre puis abandonne Turandot, domine alors l’espace.

La mort omniprésente, dérangeante et flamboyante

Alors, qu’est-ce qui soutient la proposition iconoclaste de Barrie Kosky pour rendre le spectacle à ce point époustouflant ? C’est que le cauchemar, la mort omniprésente sont, parfois de façon choquante, visuellement traduits avec un éclat sans pareil. Et on loue alors tant les décors de Michael Levine, que les costumes de Victoria Behr et les lumières subtiles d’Alessandro Carletti. Avec ces danseurs à l’allure de spectres flamboyants, chorégraphiés par Otto Pichler, ce Prince tué par des hommes enfumés, cette gigantesque tête de mort d’où sortent des êtres indéfinissables, cet Empereur figuré par un squelette serti de pierre, Kosky éblouit, voire hypnotise, mais de manière horrifique.

Turandot 2022, Dutch National Opera (© Monika Rittershaus)

Il parvient néanmoins à nous mettre réellement mal à l’aise quand la mort est profanée par les saillies comiques du trio Ping-Pang-Pong, alors qu’auparavant, les murs de crânes nous rappelaient les horreurs des camps de la mort des khmers rouges. Il a, par ailleurs, une inspiration de génie lorsqu’il renvoie les figurants au sommeil, et ce, à la fin de l’opéra qui signa la fin de la vie de Puccini… qui s’endormait à jamais.

On ne joue pas impunément avec la mort, comme le fait Turandot, avec la tête des Princes qui la courtisent… et ce, même au théâtre ! Mais nous sommes les otages de ce spectacle baroque, otages qui ne peuvent que s’incliner, car deux heures durant, le metteur en scène nous a entraînés dans les tréfonds de l’âme humaine et l’a fait de manière flamboyante. Le pari était certes risqué… il est réussi.

Dans la fosse, l’on sent que Lorenzo Viotti adhère à la proposition, en l’enrichissant par sa lecture. Il adopte une multitude de couleurs. Parfois, il joue de la grande masse orchestrale et soutient le chœur de l’Opéra National, exemplaire de présence et de précision, dont les voix envahissent le plateau. Parfois, s’attachant à la richesse de la partition de Puccini, il sait en rappeler les subtilités, et ce, sans jamais faire baisser la tension.

Tamara Wilson, invisible et si présente

De Turandot, donc, ne se manifeste que la voix. Mais quelle voix ! C’est celle de Tamara Wilson que l’on ne découvrira, vêtue d’une simple robe noire, qu’au moment des saluts.

Le paradoxe de cette absence, c’est que, grâce au génie du metteur en scène, elle ne disparaît pas et demeure le personnage principal, comme si les présents, les acteurs du rêve devaient s’incliner devant le fantôme, devant l’illusion. Dès le « Di questa reggia », la voix est souveraine et se plie aux fols emportements pucciniens de ce rôle écrasant. Les difficultés ne lui posent aucun problème, les aigus, certes, une ou deux fois, un peu violents, sont absolument tranchants. Et, malgré le choix de ne conserver que la version Puccini pure et, en conséquence, de ne pas laisser à la Princesse la possibilité de rendre ses armes à l’amour, Wilson parvient tout de même à imprimer tantôt une forme de sensibilité, voire de faiblesse, tantôt des accents malfaisants pendant la scène des énigmes.

Incontestablement et elle le prouve cet après-midi, Tamara Wilson figure, aujourd’hui, dans le petit groupe des grandes Turandot actuelles.

L’autre femme du plateau a beaucoup moins d’expérience puisque c’est la toute dernière récipiendaire du premier prix du concours Operalia. Et pourtant… Même si, bien sûr, quelques aspects techniques ne sont encore complètement maîtrisés (notamment pour les sons piani), Juliana Grigoryan incarne une Liu magnifique. La voix est corsée et riche d’harmoniques, la présence de scène est absolument affirmée pour cette jeune fille en jean et t-shirt qui, par l’intermédiaire de ses deux airs, réussit à faire passer une émotion indiscutable.

Turandot 2022, Dutch National Opera (© Monika Rittershaus)

Dans le rôle de Calaf, même si le timbre n’est pas le plus coloré qui soit, Martin Muelhe, fait bonne figure. Il n’est jamais pris en défaut, donne toute la vaillance requise dans la scène des énigmes et garantit un « Nessun dorma » de qualité.

Si Turandot est invisible, son père ne peut l’être moins. Mais caché, derrière ce squelette très décoré qui émerge des fonds de la scène, Marcel Reijans assure superbement sa partie de sa belle voix bien projetée. On sera plus réservé sur le Timur, irrégulier, de Liang Li.

En revanche, Ping, Pang (Ya-Chung Huang) et Pong (Lucas van Lierop) apportent une si formidable incarnation qu’ils arrivent à merveille à faire passer la longue scène qui les voit présents à l’acte II, tout comme les scènes dramatiques où ils sont en charge de la basse besogne, martyriser Liu ou fouetter Calaf. Des trois, l’on penche, toutefois, pour le Ping du baryton mexicain Germàn Olvera.

Enfin, on le répète, le chœur non seulement est parfait vocalement, mais il assure dramatiquement des mouvements de foule d’une précision diabolique.

Ainsi, l’on peut employer ici, le terme d’une « réinvention » de l’opéra de Puccini... Cette flamboyante réussite est à ajouter au crédit de l’Opéra d’Amsterdam qui a eu tellement raison de confier la production à Barrie Kosky et à Lorenzo Viotti. Il démontre également que, même dans Turandot, le talent, la cohérence et l’esprit d’équipe n’ont pas besoin de « stars » pour frapper un grand coup.

Paul Fourier
Amsterdam, 4 décembre 2022

Turandot à l'Opéra d'Amsterdam du 2 au 30 décembre 2022

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