Le public venait principalement pour Placido Domingo et il n’y eut guère de surprises quant à la prestation de l’artiste. Le reste de la distribution s’est révélé d’un excellent niveau.
Le rôle-titre de Nabucco est l’un de ces rôles que Placido Domingo persévère à interpréter dans la période crépusculaire de sa carrière. Si l’exercice s’avère de plus en plus difficile, l’artiste, néanmoins, s’entoure toujours d’interprètes du meilleur niveau, quitte à ce qu’ils lui fassent de l’ombre. Ce fut indéniablement le cas pour cette représentation en version concert.
Pour des raisons qui n’appartiennent qu’à lui, le ténor devenu baryton a décidé de continuer à interpréter des rôles à l’opéra, défiant ainsi le temps et la logique, certains de ses collègues s’arrêtant des années, voire des décennies plus tôt.
Ces choix donnent à ces représentations un étonnant parfum d’irréalité, car personne – même ses plus grands fans – ne peut aujourd’hui contester les ravages du temps.
Cela conduit inévitablement à s’interroger sur les ovations reçues par l’artiste : sont-elles destinées à saluer une carrière hors-norme ? Existe-t-il un attachement du public, d’ordre presque « familial » à l’égard du patriarche, en respectant ses choix – quels qu’ils soient – jusqu’au bout ? Y a-t-il une part de soutien vis-à-vis de prestations qui paraissent – quoi qu’on en dise – par moments, presque douloureuses tant le chanteur semble faire des efforts presque inhumains ? La vérité réside, certainement, dans une combinaison de tout cela.
Quoi qu’il en soit, cette interprétation aura, tout au long de la soirée, mis en évidence les exigences physiologiques au-delà de l’imparable maîtrise technique.
Ainsi, alors que l’émission de l’artiste, fixé à son pupitre (probablement pour faire face en cas d’éventuels soucis de mémoire), est souvent réalisée en force, le chant s’avère prendre fréquemment un cadencement haché, ce qui oblige le chef à s’adapter à son interprète, maintes fois en décalage par rapport à la partition.
Après une entrée placée sous le signe d’une assez grande instabilité vocale et le « Mio furor » sur un rythme de galop qui le montre réellement en difficultés, Placido Domingo retrouve globalement un peu de couleurs dans le final de l’acte II, et l’on saluera là cette prononciation toujours irréprochable, même si la proximité des autres artistes met, à tout moment, ses problèmes vocaux en évidence.
On le retrouve en meilleure forme en début de deuxième partie dans son duo avec une Abigaille en position de force. Et l’on doit admettre que, dans ses scènes clés comme dans les passages les plus périlleux, Domingo réussit à susciter notre admiration alors qu’il ne « lâche rien » et réussit à toujours faire naître une émotion incomparable. Ce qui émerge donc, bien au-delà des carences du chant, c’est l’incarnation du rôle où Domingo rappelle son art de la caractérisation verdienne et de la psychologie des personnages dont il se saisit. Les ovations, qui interrompent la confrontation, lui permettant de reprendre son souffle, il terminera la scène sur un « Deh, perdona, deh, perdona » profondément émouvant.
Ce sera également cette incarnation à fleur de peau qui s’exprimera dans un « Dio di Giuda ! l’ara, il tempio » de belle tenue. Enfin, Domingo parviendra à nous étonner dans un « O prodi miei, seguitemi » tonique qu’il assurera sans trop d’obstacles.
C’est sur un final où l’artiste, qui devrait se résoudre à quitter les scènes, mettra ses dernières forces, que s’achèvera cette prestation parisienne.
Contre toute attente, la qualité de la soirée est venue des autres interprètes qui ont su porter l’excellence du chant verdien.
L’Abigaille d’Olga Maslova s’est montrée exceptionnelle. Elle possède cette technique de l’école russe et une ampleur qui lui permettent d’évoluer facilement dans cette tessiture éprouvante, mariant graves en voix de poitrine et aigus tranchants. Dans son grand air d’ouverture de l’acte II, elle fait face, sans faillir, aux terribles sauts d’octave du « Ben io t’invenni », puis allège sa voix dans le « Anch’io dischuiso un giorno », maîtrisant alors autant les vocalises lentes que le legato et les aigus d’un air d’une couleur presque « bellinienne », avant d’entamer une cabalette absolument impressionnante. Dans le duo avec Nabucco, elle s’avèrera tout aussi remarquable et, finalement, signe de sa polyvalence technique, très émouvante à l’épilogue de l’opéra.
Marko Mimica, pour sa part, a complété le bonheur de se retrouver sur un excellent terrain verdien pour ce personnage le mieux pourvu de l’opéra, puisqu’il bénéficie de trois airs solos.
Outre la beauté de la voix, la basse possède admirablement les qualités exigées par le rôle de Zaccaria, à commencer par un splendide legato mis en évidence dès la première cavatine (« D’Eggito là sui lidi ») et par une puissance éblouissante affichée dans sa cabalette « Come notte a sol fulgente ». La prière de l’acte II, accompagnée par les violoncelles, est d’une très grande noblesse et confirme le talent de l’artiste. Enfin, dans son air au troisième acte « Del futuro nel buio discerno », il a su faire état de toute la rudesse nécessaire pour sa « prophétie ».
Dans le rôle d’Ismaele, Matteo Roma maîtrise toute la flamme du jeune amoureux. Avec son chant ardant et ses aigus lumineux, il se hisse, sans problèmes, au niveau d’Abigaille dans la scène d’entrée de cette dernière et prouve, à chacune de ses interventions, qu’il continue à progresser, se saisissant, désormais, de beaux rôles de solistes.
Pour sa part, Elmina Hasan a été une Fenena tout à fait appréciable, et Inho Jeong, un excellent grand prêtre.
Dans le contexte bien particulier de cette représentation, à certains égards, déstabilisant, le chef Leonardo Sini est parvenu, par moments, à tirer le meilleur de l’Orchestre Colonne comme dans la scène d’entrée de Nabucco et dans les scènes finales d’acte bien enlevées. Mais la formation fut, aussi, fréquemment inégale voire parfois déconcertante, comme dans cette ouverture qui, malgré une belle rythmique, a semblé découpée en tranches, indépendantes les unes des autres.
Le chœur de Paris dirigé par Till Aly s’est avéré globalement catastrophique et souvent mal réglé : manque d’unité, élocution à l’avenant, phrases savonnées ou à l’exagération inutile… Il aura vraiment fallu invoquer le génie de Verdi pour faire passer un « Va Pensiero » plus qu’approximatif.
Ainsi, si Placido Domingo a été conforme à ce qu’il est désormais capable de nous donner avec une certaine générosité, l’intérêt de la représentation a résidé dans un reste de distribution de très bon niveau, dominée par l’Abigaille d’Olga Maslova et le Zaccaria de Marko Mimica. Une soirée finalement tout en contrastes… mais le bonheur d’entendre d’excellents interprètes dans Verdi reste toujours un plaisir incomparable.
Paul Fourier
Salle Gaveau, Paris, le 4 avril 2024
Nabucco à la Salle Gaveau, le 4 avril 2024
07 avril 2024 | Imprimer
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