Thomas Hengelbrock et Robert Carsen ont fait le choix de la simplicité absolue pour donner la première version de l’opéra de Gluck. Servie magnifiquement par les solistes comme par le chœur, c’est une totale réussite.
On considère volontiers l’Orfeo de Gluck comme une étape clef dans l’histoire de la musique. Trentième opéra du compositeur, réalisé sur un livret du poète Ranieri de' Calzabigi, il illustra alors – même si cela reste controversé – la « réforme » engagée contre les excès et les extravagances virtuoses des interprètes de l’opera seria.
Emblématique, le rôle d’Orfeo fut d’abord assuré par des castrats pour évoluer (pour la reprise parisienne) vers le haute-contre. Avec le temps, il fera un perpétuel voyage dans les tessitures, passant du ténor, à l’alto ou mezzo-soprano (Pauline Viardot, par exemple, s’en saisira) ou même au baryton.
Pour cette reprise au Théâtre des Champs-Élysées, c’est au contre-ténor, Jakub Józef Orliński d’y apparaître pour sa première prestation scénique parisienne.
Le chef Thomas Hengelbrock, lui, a décidé de revenir à la version italienne initiale donnée à Vienne en 1762, version très concentrée, dépourvue des ballets que Gluck ajoutera pour la création parisienne en 1774.
Enfin, dans sa mise en scène, créée en 2018, Robert Carsen a fait sienne la sobriété de cette version, par un dispositif très minéral (comme dans l’Elektra de Strauss, reprise récemment à l’Opéra de Paris), quasi symbolique d’un univers primaire, dans lequel on semble revenir aux sources du mythe de l’Amour absolu. Le décor est aride et gris ; la couleur n’apparaît que furtivement lorsque le ton change, apportant parfois l’espoir ou la délivrance. Une ouverture dans le sol sert à l’inhumation d’Eurydice puis figure l’accès aux enfers.
Une fois de plus, avec Carsen, la direction d’acteurs est d’une étonnante simplicité qui traduit formidablement et sans emphase les sentiments des protagonistes. Les solistes et choristes sont, de fait, totalement investis dans le dispositif, et alors, l’alliage « voix-musique-mouvements » touche à l’idéal.
Comme on pouvait s’y attendre, Jakub Józef Orliński est l’homme de la situation. Certes, le chant qui ne connait aucune faiblesse, manque de couleurs, mais son Orfeo à la ligne pure est d’une justesse absolue.
Son physique est évidemment en accord et chacun de ses mouvements traduit sobrement les sentiments contradictoires du personnage. Bien sûr, son « Che faro senza Euridice » émouvant à souhait, est la parfaite illustration du fait qu’Orlinski est de ces artistes qui savent incarner et toucher les spectateurs au cœur. Ses qualités scéniques, donnant ainsi vie à l’opéra baroque, balayent de fait toute réserve.
Le personnage passant de la mort à la vie par deux fois, le rôle d’Eurydice est court. Regula Mühlemann, avec des couleurs d’un modernisme mozartien y apporte toute l’ardeur nécessaire, ardeur de l’amour comme de la déception, face à l’insensibilité de son époux. Avec Orlinski, le mélange des voix est parfait et le jeu théâtral de ces deux-là combine la gestuelle classique et les élans de deux jeunes gens d’aujourd’hui.
Enfin, l’Amour aux visées souvent joueuses d’Elena Galitskaya, trouve également le ton pour ce personnage interventionniste qui tranche avec l’émotion palpable d’Orphée et d’Eurydice.
À la tête de l’orchestre et du chœur Balthasar Neumann, Thomas Hengelbrock déroule, avec une grande précision, la partition revenue à ses origines épurées, sachant parfaitement alterner les moments de mélancolie et l’intensité des passages enlevés, tels ceux où intervient le magnifique chœur en esprits de l’au-delà. Il sait faire briller les vents, comme la harpe, souvent sollicitée et réussit à faire émerger les subtiles nuances qui font de cet opéra un chef d’œuvre.
Ainsi, tous les artistes donnent, là, un Orfeo ed Euridice tout en camaïeu, dans lequel le décor, les mouvements, les voix et la musique s’accordent naturellement pour parvenir à créer une émotion dépouillée de tout pathos. Alors que se combinent origines de l’opéra moderne et modernité, ils nous emmènent sur le chemin d’une histoire finalement aussi universelle que classique où l’on retrouve les deux amoureux mythiques qui pourraient, tout aussi bien être, deux jeunes gens d’aujourd’hui, remarquablement interprétés.
Paul Fourier
Paris, 27 septembre 2022
Orphée et Eurydice au Théâtre des Champs-Elysées, jusqu'au 1er octobre 2022
28 septembre 2022 | Imprimer
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