L’Heure espagnole et L’Enfant et les sortilèges de Ravel n’avaient pas été présentés sur la scène de La Scala depuis presque 40 ans, en 1978, alors que le diptyque était confié à la baguette de George Prêtre. Leur retour sur la scène scaligère dans la production du Festival de Glyndebourne de 2012 (reprise lors de l’édition 2015) a été chaleureusement accueilli par le public milanais, comme un entremet brillamment pensé pour s’intercaler entre les deux plats de résistance du moment : La Fanciulla del West et Der Rosenkavalier. Toutes deux composés en un unique acte, les deux œuvres s’avèrent de vraies machines de théâtre, aussi bien huilées que les pendules de l’horloger Torquemada.
Laurent Pelly, qui signe la mise en scène de chacune des œuvres, assisté de ses décorateurs Caroline Ginet et Florence Evrard (dont L’Heure espagnole avait notamment été donnée à Tokyo et au Palais Garnier en 2004 avec Seiji Ozawa au pupitre) et de Barbara de Limbourg (pour L’Enfant et les sortilèges), imagine une composition visuelle à couper le souffle. L’Heure espagnole débute ainsi dans la maison et l’échoppe du fabriquant d’horloges : une pièce saturée d’objets dissimulant tous des horloges dans leur moindre recoin (jusque dans la machine à laver !), et ce jusqu’au sommet du mur que révèle un rideau coloré en s’ouvrant alors que l’action débute : une véritable obsession dadaïste autour de l’objet phare du titre de l’opéra, qui fait briller une lueur magique sur un décor hyperréaliste, alors que les horloges (en compagnie d’un squelette ou d’une bicyclette) commencent à se déplacer comme dans une frénésie (assez révélatrice alors que Concepcion et Ramiro montent dans les appartement de la dame).
Bien plus qu’à l’accoutumée dans les récentes mises en scène de cette œuvre, la magie est l’élément central de L’Enfant et les sortilèges, largement amplifiée par les décors de Barbara de Limbourg et les costumes de Laurent Pelly. Juste après le prélude orchestral, le monde de l’Enfant apparait dans un gigantisme envoutant. L’Enfant, assis sur une chaise haute de deux mètres, rechignant à faire ses devoirs sur une immense table, tandis que sa mère se déplace à plus de trois mètres du sol, et que tous les objets animés, du fauteuil à la cuillère géante tenue par la tasse chinoise, se montrent sous des atours menaçants du fait d’une grande taille particulièrement oppressante. L’arrière-plan complètement vide et noir augmente cette impressionnante sensation, faisant du corps frêle de l’Enfant le seul point de repère visuel fixe de la scène, autour duquel la magique peut librement s’exprimer. Un cadre vaste laissant ainsi suffisamment d’espace à l’amusant fox-trot entamé par la Théière anglaise, la Tasse chinoise et l’Horloge qui virevoltent avec vivacité, ou encore à l’obsessionnelle scène de la leçon de mathématiques, qui rappelle Le Petit Nicolas (dans le film de Laurent Tirard) avec sa salle de classes pleine d’élèves en uniforme ou encore la pure merveille qu’est le duo de chats miaulant leur amour, avec cette lune blanche jetée à un ciel bleue.
La magie s’impose manifestement comme le sujet principal du second tableau, une scène de jardin dans laquelle des hommes-arbres (intelligemment inventés) se plaignent de leurs blessures comme dans Virgile ou Dante, dans une atmosphère onirique qui n’est pas sans rappeler du Janacek gai et bienveillant, conjuré par une valse lente. Le geste surprenant de l’Enfant (« Il soignait la patte blessée ») laisse place à une impressionnante scène surprise d’immobilité totale, et conduit à la fin de la trame alors que sa mère apparait à la fenêtre en arrière-plan, le seul pan astucieusement éclairé de la scène.
L’Heure espagnole est le paradigme d’un parfait travail d’équipe. Chacun des cinq personnages, dont aucun ne peut être considéré comme un rôle mineur, affiche un parfait alliage entre un chant parfaitement assuré et un excellent jeu d’acteur – dans sa direction, Laurent Pelly y porte une attention toute particulière, notamment au travers du rythme très efficace des allers-et-retours des personnages sur la scène, ou de nombreux gags réussis, comme par exemple celui des deux horloges catalanes dans lesquels les courtisans de Concepcion se cachent. Entièrement investie dans son rôle de Concepcion, Stéphanie d’Oustrac impose avec énergie un personnage parfaitement convaincant, à l’allure séduisante. Jean-Luc Ballestra (Ramiro) et Yann Beuron (Gonzalve) laissent entendre des voix magnifiques, ce dernier se révélant en outre un très bon acteur accoutré en drôle de hippie. Enfin, Vincent Le Texier délivre une leçon de théâtre en Don Inigo Gomez, portant parfaitement son rôle d’amant galant âgé et en surpoids.
L’Enfant et les sortilèges s’appuie de son côté moins sur l’ensemble de sa distribution, l’œuvre étant davantage basée sur la dualité entre un soliste et le groupe d’une dizaine de chanteurs qui incarnent quelque vingt rôles, sans compter le chœur (dirigé par Bruno Casoni). Tous brillent dans leurs rôles, admirablement soulignés par le décor enchanteur. Retenons d’abord le jeu mémorable de Jean-Paul Fouchécourt dans le rôle de la Théière, du Professeur de mathématiques et de la Grenouille. Quant à Marianne Crebassa qui incarne magistralement le rôle de l’Enfant, elle délivre avec une aisance déconcertante une lecture particulièrement fine du rôle – avec la touche d’agressivité qu’impose le rôle, mais toujours tout en sobriété sur le plan émotionnel, comme si l’enfant n’était pas disposé ou ne pouvait tout simplement pas exprimer ses sentiments véritables, les empêchant ainsi d’atteindre le public dans leur nature la plus intime.
Marc Minkoswki, qui a dirigé un Lucio Silla mémorable à La Scala en 2015 (avec déjà une Marianne Crebassa excellente en Cecilio), dirige ici ce diptyque avec une lecture particulièrement douce de la partition de Ravel, dans une musique aux allures presque debussyennes, qui s’écoule subtilement comme si elle était jouée derrière une vitre. Le goût et la mesure dominent tout au long de la soirée ; l’orchestre – restituant toute la fascination des temps les plus intenses – ne sonne jamais avec violence, comme pour ne jamais se départir d’une forme d’élégance civilisée. Aucun effet orchestral, même dans les passages les plus rigoureux, n’est exagéré ou surjoué ; même les rythmes espagnols typiques aux effets les plus pompeux sont ici transcrits dans une atmosphère de rêve.
Raffaele Mellace
L'heure Espagnole / L'enfant et les Sortilèges à La Scala (Juin 2016)
06 juin 2016 | Imprimer
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