Curieusement, le Faust de Gounod, œuvre emblématique du répertoire lyrique français, n’avait jamais été représenté au Festival de Salzbourg. C’est chose faite cette année, dans une production signée du metteur en scène autrichien Reinhard von der Thannen, qui s’est chargé également des décors et des costumes. Malgré la qualité exceptionnelle de la distribution, c’est certainement sa mise en scène qui occupe la place centrale dans cette production, comme pouvaient le laisser entrevoir les notes de programme, dont la rédaction a été confiée au philosophe Mirjam Schaub et non à un musicologue : en effet, la musique tient peu de place dans ce livre richement illustré, pourtant publié avant la représentation de l’opéra à Salzbourg.
Le metteur en scène propose une interprétation engagée et recherchée du drame mis en musique par Gounod. Il en fait un divertissement grotesque sur l’être humain et sa place dans la société. Le maître de ce spectacle est incontestablement Méphistophélès, dont le tronc se transforme en une loge d’artiste où les personnages viennent s’asseoir et se vêtir. À vrai dire, ce personnage s’apparente davantage à un magicien qu’à un démon. Il représente une facette de la conscience de Faust, plus qu’un pouvoir transcendant manipulant Faust de l’extérieur. Afin de rester cohérent avec cette interprétation, von der Thannen minimise l’aspect religieux et théologique du drame, qui est prépondérant chez Gounod. La conséquence logique de ce choix a été la suppression de l’intégralité des trois scènes de la Nuit de Walpurgis, dans l’acte 5, qui intégraient un long ballet (d’environ une demi-heure) ajouté par Gounod pour la représentation de 1869 : un choix judicieux, étant donné la longueur de l’opéra, qui par ailleurs restitue à l’œuvre son format d’origine et atténue l’exubérance caractéristique du style Grand Opéra auquel elle a été ultérieurement rattachée. Le metteur en scène interprète cet opéra comme un drame romantique grotesque et compact qui n’est pas sans rappeler Rigoletto de Verdi (créé 8 ans avant Faust), qui repose sur une fusion similaire de sublime et de grotesque, caractéristique de l’auteur français dont s’est inspiré Verdi : Victor Hugo. Ce discours tragicomique puissant aux accents quelque peu shakespeariens est préfiguré dans la scène d’ouverture, où Faust est présenté comme le frère d’Hamlet.
Un climat clownesque obsédant – une sorte d’expérience carnavalesque et grotesque, mais terriblement sérieuse – plane continuellement sur la scène, incarné principalement par le chœur et les danseurs, qui endossent des costumes classiques parfois agrémentés d’accessoires particuliers (par exemple un casque et un fusil pour les soldats). Von der Thannen fait explicitement référence à la poétique des grecs anciens, en particulier aux comédies d’Aristophane, dans lesquelles les acteurs portaient des masques grotesques et où les choristes étaient vêtus de costumes fantaisistes. Méphistophélès lui-même est occasionnellement habillé en clown, et Faust, son alter ego, fait de même vers la fin du spectacle. Le clown devient un symbole troublant du malaise qui pèse sur la société : une présence lugubre qui rend la vie quotidienne quelque peu étrange et génératrice d’angoisse. Vers la fin de l’opéra, les trois personnages principaux se font engloutir par la foule clownesque menaçante.
Bien que le thème du spectacle soit traité principalement sur le ton de la comédie (notamment dans la scène du quatuor de l’Acte 3, transposée intelligemment en scène comique, les personnages étant assis sur le lit de Marguerite), certaines attitudes contrastées ponctuent l’opéra d’un bout à l’autre. Durant la Ballade du Veau d’Or, une danseuse totalement dissimulée sous un costume argenté scintillant devient un objet symbolisant les bas instincts de la gente masculine, les références sexuelles trouvant leur point culminant dans l’Acte 2. Le grotesque tourne au macabre dans le chœur des soldats de l’Acte 4, avec l’entrée sur scène d’un squelette géant évoquant la menace permanente de la mort. Les déplacements scéniques des choristes et des danseurs (brillamment élaborés par le chorégraphe milanais Giorgio Madia) sont pensés intelligemment et s’organisent le plus souvent sous des formes géométriques, entre autres dans la scène des soldats de l’Acte 4. De même, toujours dans l’Acte 4, les interprètes ont été admirablement dirigés dans la scène du duel.
La couleur joue un rôle majeur dans cet espace scénique principalement noir et blanc. Le blanc, le gris et le noir dominent dans les décors et les costumes, conférant un paysage (quasi) monochrome, renforcé par le recours fréquent à des lumières blanches, par exemple l’éclairage aveuglant de l’ouverture de l’Acte 3. Cet arrière-plan cohérent et élégant, une sorte de fil rouge permanent, contraste avec les costumes de couleur chair des choristes et des danseurs. La scénographie est basée sur un simple décor en Cinémascope, une structure centrale en forme de globe oculaire entourée de paupières ovales concentriques. L’univers de Marguerite offre un contraste saisissant. Sa chambre, meublée d’un simple lit blanc, est composée de murs et d’un sol gazonnés verts sur lesquels poussent des marguerites : une traduction visuelle puissante de sa « demeure chaste et pure ».
On peut toutefois regretter la présence de certains éléments « didactiques » présentés de manière directe et dénuée de mystère, dont le public pourrait se passer. C’est le cas pour le panneau lumineux au néon « Rien » suspendu dans la première scène (« Rien » étant le premier mot du livret, et qui dans la version de von der Thannen représente une question philosophique majeure, reprise symétriquement vers la fin de l’opéra), le « M » de Méphistophélès sur le tronc du personnage, l’apparition de Marguerite en arrière-plan chaque fois que son nom est mentionné dans l’Acte 1 et 2 (une formule visant à compenser l’apparition tardive de ce personnage que l’on pourrait considérer comme la figure centrale de l’opéra, ce dernier ayant d’ailleurs été longtemps intitulé Margarete dans les pays germanophones), la marguerite géante qui descend sur scène dans l’Acte 4, l’église jouet et la petite maison tirée par Faust et Méphistophélès, la fausse barbe de Siébel sur la mezzo Tara Erraught...
Sous la baguette d’Alejo Pérez, le Wiener Philarmoniker confère dès le départ un ton éclatant et dynamique à la partition. Un parti-pris qui fonctionne généralement assez bien et donne à la pièce une fluidité et un élan constant, voire une touche quasi expressionniste lors l’annonce de la mort du mari de Marthe durant l’Acte 3, lorsque Faust crie le nom de « Marguerite » à la fin de l’Acte 3, ou lors de l’ouverture de l’Acte 5. Cependant, l’interprétation manque singulièrement de nuances, une lacune qui nuit considérablement aux performances des chanteurs dans certains des passages les plus délicats de la partition, sur cette immense scène du Grand Palais des Festivals (Grosses Festspielhaus) de Salzbourg. Par exemple dans la première romance de Faust, « Salut, demeure chaste et pure », la voix de Piotr Beczala est continuellement couverte par la mélodie sentimentale d’un violon solo. Certains passages bénéficient cependant d’un meilleur équilibre entre la voix et l’orchestre, par exemple le duo Marguerite-Faust de l’Acte 3.
Piotr Beczala, dans le rôle de Faust, offre une voix puissante et vibrante. Ildar Abdrazakov, parfaitement convaincant dans le rôle exigeant de Méphistophélès, domine tout l’opéra. Valentine, alias Alexey Markov, monte en puissance durant toute la soirée et livre une magnifique prestation dans la scène de sa mort. Tara Erraught (Siébel) interprète magnifiquement les couplets de l’Acte 4, l’unique passage où elle chante en solo. Maria Agresta maîtrise à merveille le rôle de Marguerite. Dotée d’un timbre chaleureux et d’une aisance naturelle dans le registre aigu, elle affiche une attitude impérieuse, joue parfaitement son rôle de « coquette » (tel qu’il est défini dans le livret) dans l’Acte 3, ponctue son jeu d’accents intenses et parfois élégiaques dans l’Acte 4, et laisse éclater le côté tragique du personnage dans la scène de l’église, magistralement réalisée. Une autre figure tient une place considérable dans cet opéra : le Philarmonia Chor Wien (dirigé par son créateur Walter Zeh), qui est très présent et se montre performant tout au long de la soirée. La complainte sur la mort de Valentine offre un bon exemple de ses nombreuses qualités, que le public n’a pas manqué d’apprécier. Comme il a apprécié et chaleureusement accueilli cette première représentation de Faust à Salzbourg, portée par une mise en scène particulièrement soignée.
Librement traduit de la chronique en anglais de R. Mellace
24 août 2016 | Imprimer
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