Une première mondiale dans l’une des maisons d’opéra les plus prestigieuses de Londres constitue forcément un événement exceptionnel, mais The Winter’s Tale, de Ryan Wigglesworth, en tant qu’adaptation d’une tragicomédie de Shakespeare rarement transposée à l’opéra, élargit encore davantage la portée de l’événement. La dizaine d’œuvres inspirées du Conte d’hiver – parmi lesquelles Hermione, de Max Bruch, Perdita, ein Wintermärchende Carlo Emanuele di Barbieri, et The Winter’s Tale, de John Harbison – reste méconnue, voire dérisoire, si l’on compte les spectacles ayant comme matériau initial Roméo et Juliette.
La pièce raconte les événements découlant de la jalousie de Léonte, roi de Sicile qui perd la raison en accusant à tort son épouse Hermione d’infidélité avec Polixène, roi de Bohême. S’ensuit le départ de Camillo, le disciple des deux souverains, et l’abandon, dans un lieu de désolation, de la fille de Léonte, à peine née. C’est seulement au moment où Hermione (du moins, semble-t-il) et son fils Mamillius meurent de chagrin qu’il reconnaît ses erreurs et entame une pénitence de seize ans.
The Winter's Tale Sophie Bevan et Neal Davies; © Johan Persson
Perdita, sa fille abandonnée, est élevée en Bohême par le berger qui l’a recueillie. À ses seize printemps, elle s’éprend du prince Florizel, dont le père Polixène n’approuve pas l’idylle car la jeune femme est issue (selon ses informations) d’un rang social inférieur. Camillo conseille aux amants de s’échapper en Sicile, où il est convaincu que Léonte les accueillera à bras ouverts. Là-bas, le père et sa fille sont enfin réunis, et une statue d’Hermione révèlera ses secrets…
La partition de Wigglesworth et la mise en scène de Rory Kinnear reflètent toutes deux astucieusement les humeurs balayées par les trois phases de l’œuvre. La première partie pourrait être une tragédie grecque, tout un monde se disloquant autour de Léonte et de ses obsessions. Le deuxième acte se déroule dans un paysage plus étendu, où la nature se montre vertueuse, tandis que le troisième a lieu presque dans un rêve où même les miracles peuvent se produire.
La musique de Wigglesworth, particulièrement innovante et impressionnante, ne renie pas les influences de Béla Bartók, de Harrison Birtwistle et de nombreux autres grands compositeurs, et s’avère unique en son genre. Dans l’acte I, les glissendi des cordes et des cuivres se déploient habilement avec les percussions dans une troublante union, exprimant à merveille les enjeux de l’histoire et les étapes précédant l’effondrement d’une société.
La dramaturgie parvient à toucher le spectateur grâce aux décors de Vicki Mortimer. L’intrigue se place en majeure partie au XXe siècle dans le palais cylindrique de Léonte, comparable à une cocotte-minute où les températures et les sentiments sont à même de considérablement dépasser leurs limites. Les murs et les portes coulissent dans une rotation propice à l’ouverture ou à la fermeture totale de l’espace. Les parois intérieures en simili-marbre insufflent une certaine grandeur à la surface. Lorsque l’ensemble se referme, les structures externes dégagent une dureté soulignant l’enfermement du roi dans une bulle, à l’écart des réalités du monde extérieur. L’« homme ordinaire » attend aux portes du château, menaçant ou vacillant, avant que la foule éparse ne se condense pour proclamer l’innocence d’Hermione. Quand, cependant, les sujets de Léonte livrent la réponse de l’Oracle sur l’avenir d’Hermione, le roi fait ouvrir le palais, comme pour y inviter le peuple. Ceci montre son aveuglante obsession de la tenir coupable, sa brutalité et sa suffisance consistant à exiger son humiliation aux yeux de tous.
Léonte apparait sous les traits d'un dictateur, vêtu (tout comme ses sujets) d’un uniforme militaire. Au centre du plateau, une immense statue à son effigie est bordée de part et d’autre de la scène par des figures de ses ancêtres. Le vieux téléphone de Léonte illustre bien l’archaïsme du monde dans lequel il vit, par opposition avec les personnes ordinaires, affublées de vêtements contemporains. Sans doute peut-on le lire comme une allusion au choc des élites de l’ancien monde et du nouvel ordre mondial.
The Winter's Tale Zach Roberts; © Johan Persson
The Winter's Tale Leigh Melrose et Iain Paterson; © Johan Persson
Perdita se retrouve ensuite seule en Bohême, lorsque Antigonus, son suivant, est attaqué par un ours. Quelques minutes plus tôt, la mise en scène montrait les deux mêmes personnages en bateau, aux côtés de marins agités par le mouvement des flots. Un ange aux traits d’Hermione aidait Antigonus et Perdita à rejoindre la terre ferme, tandis que le petit vaisseau sombrait avec ses occupants dans l’océan.
L’acte II a été écourté au regard de son équivalent dans la pièce par la suppression de personnages comiques comme Autolycus et le Clown, non-essentiels à l’intrigue. Cette partie est ici réduite à son strict minimum en se concentrant sur l’amour naissant entre Florizel et Perdita, et la rage de Polixène qui en résulte, le conduisant à le déshériter.
Le dernier acte débute sous une lumière obsédante à travers laquelle se dessine une statue de Léonte au centre de la scène. Cela suffit à synthétiser les remords du roi et la dimension presque magique de ce nouveau tournant de l’histoire. Bien que le contexte théâtral encourage une fin heureuse, l’opéra s’achève sur ses aspects les plus noirs, qu’il nous est demandé de contempler avec fatalité. L’ultime tableau où Léonte, Perdita et la « nouvelle » Hermione sont de nouveau réunis inspire plus de froideur que de jovialité, comme pour nous rappeler qu’il est impossible de retrouver le temps et la jeunesse perdus. De la même façon, la vue du corps inanimé de Mamillius met en exergue la seule tragédie qui n’apportera aucun espoir de rédemption.
L’intégralité du livret de Wigglesworth est écrit avec les mots de Shakespeare, quoique toutes les répliques n’y soient pas, et quelques interventions sont associées à d’autres personnages. La distribution s’avère particulièrement solide avec Susan Bickley en Paulina (la dame d’honneur d’Hermione) ; Samantha Price, sous les traits de Perdita ; Anthony Gregory (Florizel) ; Leigh Melrose, jouant Polixène ; Timothy Robinson, campant Camillo et Neal Davies, chantant à la fois Antigonus et le Berger, tirent plus particulièrement leur épingle du jeu. Deux interprètes méritent toutefois des éloges : la soprane Sophie Bevan (Hermione), d’abord, usant de sa tessiture douce et pure pour former un son riche et sombre, en phase totale avec son rôle de femme meurtrie par les fausses accusations, puis la superbe basse Iain Paterson, dans la peau d’un Léonte intense et précis.
traduction libre de la chronique de Sam Smith
The Winter’s Tale | 27 février – 14 mars 2017 | London Coliseum
03 mars 2017 | Imprimer
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