Lessons in Love and Violence est la troisième collaboration lyrique entre le compositeur George Benjamin et le librettiste Martin Crimp. Le duo rencontrait un premier succès en 2006 avec Into the Little Hill, alors que Written on Skin, créé en 2012 au Festival d’Aix-en-Provence, s’impose aujourd’hui comme l’opéra contemporain le plus donné sur scène.
Barbara Hannigan (Isabel), Stéphane Degout (King) and Gyula Orendt
(Gaveston) ; © ROH. Photo by Stephen Cummiskey
Leur dernière œuvre commune, Lessons in Love and Violence, est coproduite par six grandes maisons d’opéra et fait l’objet d’une première mondiale à la Royal Opera House de Londres. Et sur la base d’une intrigue plutôt simple de prime abord, l’œuvre fait émerger des thématiques complexes.
L’intrigue scelle le destin d’un Roi, de son épouse Isabel, leurs deux enfants et de Gaveston, l’amant du souverain. Mortimer, conseiller militaire du Roi assimilant toute forme d’amour à un « poison », l’accuse d’irresponsabilité politique en entretenant sa liaison avec Gaveston, figure largement détestée dans un royaume en proie à la famine et à l’agitation sociale. Le Roi se défend en accusant Mortimer de convoiter sa couronne et le condamne à l’exil.
Ce sera là le point de départ d’une réaction en chaîne confrontant Isabel à la colère et la vindicte du peuple, puis sous l’emprise de Mortimer, à accepter le meurtre de Gaveston. Lorsque le Roi apprend la mort de son amant, il rejette son épouse et s’isole encore davantage. De leur côté, Mortimer et Isabel complotent et prépare le fils du Roi à monter sur le trône, pour mieux le manipuler et le conduire à gouverner selon leur désir. Pour autant, à la mort de son père, le fils trouvera la force de s’émanciper des griffes de sa mère pour restaurer l’ordre en régnant tel qu’il l’entend.
L’opéra se déploie en sept scènes, et les leçons qu’il déploie (celles du titre) peuvent sans doute être réparties en deux grandes catégories. La première correspond à celles que les personnages adoptent, comme dans cette première scène où Mortimer fait la leçon au Roi (et donc par extension, au public) : poursuivre ses propres désirs mène à la ruine d’une nation. La seconde relève davantage de la déduction de ce à quoi nous assistons : c’est ainsi qu’on pourrait apprendre de cette première scène que toute personne de pouvoir est encline à considérer qu’un conseil n’allant pas expressément dans son sens relève forcément d’un acte de malveillance de la part de son auteur. C’est parce que le Roi accuse Mortimer de convoiter sa couronne qu’il le bannit.
Lessons in Love and Violence, ROH ; © ROH Photo by Stephen Cummiskey
L’opéra fait référence à la relation entre Édouard II et son fils, le futur Édouard III, en s’appuyant sur trois épisodes de leur règne. Cependant, l’époque et les lieux restent neutres (en dehors de l’exactitude historique des noms des personnages du livret, ni le Roi ni le pays ne sont jamais expressément nommés), comme pour souligner l’universalité des thèmes soulevés. Le conflit entre sphère amoureuse privée et responsabilité publique est similaire à celui d’Aïda, sans compter les références au Roi Lear et à Hamlet de Shakespeare, dans l’aveuglement d’un personnage face à un autre accédant au pouvoir avec une relative facilité, dès lors que le système est d’ores et déjà en déliquescence. Plutôt que de compiler les grands classiques, Lessons in Love and Violence rassemble les grandes questions et dilemmes de la vie. La création de George Benjamin et Martin Crimp leur donne une teneur plus profonde encore dans cet écrin scénique, notamment parce qu’au moins en surface, le contexte qui les accueille semble presque entièrement conçu pour les faire vivre pleinement.
Comme sur Written on Skin, la mise en scène a été confiée à Katie Mitchell, et la scénographie à Vicki Mortimer. Le plateau situe visuellement l’action à l’époque contemporaine, mais au-delà de la période choisie – dont l’importance n’est que relative, l’opéra pouvant être mis en scène à n’importe quelle époque –, c’est la signification de ce choix qui prime. Une simple pièce aux murs dressés de panneaux en bois bleu occupera chaque tableau, avec les mêmes accessoires qui occuperont des positions distinctes. Nous nous attardons alors sur des composantes qui révèlent leur importance dans une histoire plus vaste. Une certaine claustrophobie s’instaure alors : aucun espoir ni échappatoire ne semblent envisageables à ce qui se déroule.
Le concept de détérioration s’exprime au fur et à mesure du décrochage des tableaux, d’abord pendus puis uniquement posés contre le mur, et du dépeuplement d’un immense aquarium lumineux, finalement vide et stagnant. Les personnages installent quant à eux une continuité en s’effondrant sur des lits à la fin de nombreuses scènes, quoique pour des raisons souvent différentes. Dans le décor, un tableau mélange deux motifs reconnaissables de Francis Bacon. L’un rappelle sa série du « Pape hurlant », suggérant la tentation et la difficulté du pouvoir. L’autre peut se lire comme une évocation de l’amour du Roi pour Gaveston, étant donné sa ressemblance avec les toiles du peintre représentant son amant George Dyer, qui s’est suicidé. Le Roi peut ainsi embrasser simultanément les deux thématiques. Le travail de Katie Mitchell met également en avant de nombreux ralentis, qui aident à ressentir pleinement la tension de l’intrigue.
Ocean Barrington-Cook (Girl) and Peter Hoare (Mortimer) ;
© ROH. Photo by Stephen Cummiskey
La dimension la plus intéressante reste toutefois le fait que les personnages, qui semblaient initialement n’être que des allégories, révèlent progressivement de multiples facettes et n’évoluent jamais en ligne droite. Au départ, le Roi est peut-être dans l’erreur quand il accuse Mortimer de convoiter sa couronne, uniquement parce qu’il formule une recommandation déplaisante. Si le souverain avait pareillement refusé de tenir compte l’avis de Mortimer mais néanmoins en le remerciant du conseil livré de bonne foi, le conflit opposant les deux hommes aurait peut-être conduit aux mêmes funestes conséquences, mais il est néanmoins aussi possible d’envisager que Mortimer aurait pu rester loyal. Le niveau de cruauté dont le conseiller fait preuve par la suite suggère une volonté de revanche impitoyable, toujours très présente en lui, qui ne résulte pas uniquement de son exil. Ainsi, même s’il y a sans doute une part de vérité quand le Roi suspecte une ambition de pouvoir chez Mortimer, l’ambigüité des intentions enrichit la chair et l’humanité des personnages.
La partition de Geroge Benjamin fait montre d’un talent exceptionnel pour saisir les humeurs et les émotions. De sérieuse et impérieuse quand le Roi place sa couronne sur la tête de Mortimer, le défiant de prendre le pouvoir, elle devient plus facétieuse quand ce même geste est dirigé vers sa fille – ici dans le cadre d’un jeu du père avec son enfant. En plus de son caractère éminemment psychologique, la musique sait se faire circonstancielle pour décrire l’action, comme quand Isabel dissout une perle dans l’acide et que le pizzicato des cordes en souligne le bouillonnement dans le néant.
George Benjamin, en dirigeant sa propre œuvre, apporte un niveau de compréhension de sa musique incomparable à nul autre. La distribution, d’une excellence uniforme réunit Stéphane Degout, incarnant un Roi irradiant et puissant, et Barbara Hannigan, une Isabel de grande classe. Le ténor Samuel Boden apporte son timbre lumineux et éthéré au fils du Roi, alors que Gyula Orendt et Peter Hoare (respectivement Gaveston et Mortimer) campent des seconds rôles d’exception.
Traduction libre de la chronique de Sam Smith
Lessons in Love and Violence, jusqu’au 26 mai 2018 à la Royal Opera House, Covent Garden
16 mai 2018 | Imprimer
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