Don Giovanni (1787) est l’un des trois opéras que Mozart a composé avec le librettiste Lorenzo Da Ponte (avec Le nozze di Figaro et Così fan tutte). On y suit l’histoire de son héros éponyme, ou plutôt de son anti-héros, qui s’évertue à conquérir des cohortes de femmes sans le moindre effort. Bien qu’il se fasse de nombreux ennemis dans l’entreprise, ces dames ont la délicate habitude de revenir à lui, pour en obtenir toujours davantage ou essayer de le sauver – et à la fin, il est le principal artisan de sa propre chute. Quand le fantôme du Commandeur qu’il a tué revient le temps d’un dîner et l’invite à se repentir, Don Giovanni choisit de vivre tel qu’il a toujours vécu et en conséquence, se condamne à l’enfer.
C’est du moins ce qui est censé se passer, mais dans cette production imaginée par Richard Jones pour l’English National Opera, le metteur en scène britannique introduit un rebondissement final qui en renverse la perception. Cette évolution n’intervient cependant qu’à la toute fin de l’œuvre, et d’ici là, son interprétation du récit compte son lot de qualités et de faiblesses.
En général, Don Giovanni peut peu ou prou être mis en scène dans n’importe quel lieu ou époque tant que le système de classes sociales du livret original est respecté. Dans cette production cependant, si nous sommes bien au fait de la hiérarchie sociale, les choix de décors, qui ne sont pas pour autant dénués d’efficacité, peuvent amoindrir l’impact de certains des aspects de l’opéra.
Christopher Purves, Christine Rice, Mary Bevan (c) Robert Workman
Don Giovanni (c) Robert Workman
Richard Jones opte pour une atmosphère sombre de film noir, dans un décor ponctué de lampadaires et de cabines téléphoniques, de couleurs sourdes et de chambres borgnes. On distingue par ailleurs de nombreux détails sur les larges pans de murs du décor créé par Paul Steinberg. Par exemple, lorsqu’on assiste à la scène dans laquelle Don Giovanni séduit Donna Anna, au même moment à l’opposé de la scène, le Commandeur fait de même dans une autre chambre – comme pour suggérer que Don Giovanni n’est peut-être qu’un représentant, à peine plus extrême, de l’homme standard de la haute société. De même, l’ouverture est accompagnée par une scène dans laquelle des femmes de tous âges et de toutes classes sociales évoluent devant Don Giovanni. Aucune ne semble capable de résister à son charme pour le suivre dans la chambre la plus proche, au même titre qu'un homme qui passe également par là. La scénographie compte nombre d’autres détails intéressants. Par exemple quand des avis de recherche de Don Giovanni sont affichés, Donna Elvira qui nourrit une obsession pour lui malgré les malheurs qu’il lui inflige, ne peut s’empêcher d’y voir l’occasion de contempler son visage. De même, quelques arias sont chantés au téléphone, un personnage à chaque bout de la scène, ce qui change la dynamique des interactions et souligne quelques idées sous-jacentes du texte, moins faciles à appréhender quand les personnages sont face à face.
Pour autant, présenter cet opéra dans un décor aux allures sordides n’est pas forcément une réussite. Les films noirs sont couramment associés aux femmes fatales qui désarment les hommes grâce à leurs charmes : une approche qui prend le contrepied de celle du livret et ne semble donc pas la plus appropriée ici. Plus important encore, Don Giovanni est généralement présenté comme une figure sociale importante et, du moins vu de l’extérieur, parait respectable. Ici, il est simplement présenté comme un individu sinistre et dangereux. Bien qu’il puisse être interprété ainsi, ce choix souffre de quelques désavantages. Si la hiérarchie sociale est bien dépeinte dans cette production qui suggère que même les femmes bien sous tous rapports ont un côté obscur, elle ne permet pas à Don Giovanni d’être aussi dominant et flamboyant que dans d’autres productions qui permettent au personnage de se mettre davantage en avant. Christopher Purves est un excellent choix pour incarner Don Giovanni ici et joue bien son rôle, mais il ne dirige pas la partition comme il l’aurait pu si la mise en scène avait été différente. Vocalement bon, il ne donne peut-être pas sa meilleure prestation ce soir de première, lui qui est habituellement un excellent baryton, mais cela pourrait bien évoluer au gré des représentations.
La mise en scène délibérément sombre de cette production tend à inhiber le niveau d’enthousiasme qu’elle suscite. On peut passer à côté de Don Giovanni en en faisant un personnage trop atypique, mais cette production démontre manifestement que c’est possible également en en faisant un personnage trop sage et trop peu exubérant. Nombre d’éléments intéressants sont abordés, mais non développés, là où on aimerait les voir utilisés avantageusement pour servir l’action. On pense notamment à cette fête à la fin du premier acte, dans laquelle Don Giovanni est mis à nu, semble un brin pathétique alors que les « forces » qui s’avancent sur lui apparaissent finalement assez statiques, tandis que le simple jet de serpentins sur scène ne suscite qu’un modeste sentiment de chaos.
Le rebondissement de la fin est quant à lui fort intelligent, et permet aux divers indices livrés au compte-goutte tout au long de la soirée de finalement prendre tout leur sens. Malheureusement, cela signifie aussi que nous avons passé la majeure partie de la soirée à patienter, sans savoir où la production nous conduisait – mais cela veut dire aussi que nous concluons la soirée sur une bonne surprise. Il serait malheureux de révéler cette fin qu’on ne déflorera donc pas, mais elle livre un commentaire pertinent sur notre monde moderne en ce sens qu’elle suggère que l’étiolement de tous guides moraux est si complet qu’il est possible aujourd’hui d’échapper à toutes sortes ou formes de sanctions pour ses « crimes ». Et peut-être (ou non) est-il significatif de noter qu’à ce moment précis, le Don revêt une perruque qui lui donne un petit air de Donald Trump !
La direction musicale de Mark Wigglesworth est excellente, tandis que la distribution, qui compte Caitlin Lynch en Donna Anna, Clive Bayley en Leporello et Nicholas Crawley en Masetto, est parfaitement efficace. Il faut également souligner la performance de Christine Rice en Donna Elvira, dont le mezzo est quasi spirituel et d’une forme parfaite, ainsi que celle d’Allan Clayton qui réserve un beau ténor sonore pour incarner Don Ottavio. Mary Bevan dévoile aussi une Zerlina à la voix extrêmement douce, tandis que James Creswell et sa basse incroyable sont résolument hors catégorie dans le rôle du Commandeur.
Traduction libre de la chronique en anglais de Sam Smith
Don Giovanni à l'English National Opera, jusqu'au 26 octobre 2016
05 octobre 2016 | Imprimer
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