Avec l'Espagne du XVIIIème siècle pour toile de fond, La forza del destino de Verdi débute avec la confrontation du Marquis de Calatrava et de Don Alvaro (l'amant sud-américain de sa fille Leonora de Calatrava), qu'il ne juge pas digne d’elle. Quand Don Alvaro entend néanmoins faire la preuve de sa sincérité, le pistolet qu’il porte lui échappe, le tir part et tue accidentellement le Marquis. Le frère de Leonora, Don Carlo, fait le serment de venger la mort de son père. Il se retrouve néanmoins aux côtés Don Alvaro au cœur d’une bataille d’Italie, et les deux héros se sauveront la vie mutuellement, alors qu’ils ignorent leur identité réciproque. Lorsqu’ils en prendront conscience, la tragédie s'ensuit : Don Carlo et Leonora y perdent la vie.
Anna Netrebko as Leonora, Robert Lloyd as Marquis of Calatrava
(c) ROH 2019 photograph by Bill Cooper
Jonas Kaufmann as Don Alvaro
(c) ROH 2019 photograph by Bill Cooper
L'opéra, qui repose sur Don Álvaro o la fuerza del sino d'Ángel de Saavedra (1835) et dont le livret est signé par Francesco Maria Piave, a d’abord été inauguré à Saint Pétersbourg en 1862. Pour autant, la version la plus jouée de nos jours et dont l'ouverture a été reprise à de nombreuses reprises (que ce soit dans le film Jean de Florette ou jusque dans la publicité, notamment pour la bière Stella Artois) a vu le jour à Milan en 1869. Le destin est évidemment une composante essentielle de l’opéra de Verdi, mais le concept même de destin prend ici des allures diverses. Après que Don Alvaro a tué le Marquis, Don Carlo, animé par sa soif insatiable de vengeance, se déguise et pourchasse Alvaro : il apparait ici comme l’instrument du destin devant conduire à une mort certaine. La façon dont les vies de Carlo et Alvaro s'entremêlent ensuite renforce ce sentiment que la suite en était tout aussi inéluctable. Et ce, quand bien même à de nombreuses occasions, le spectateur peut avoir le sentiment que les événements auraient aisément pu prendre une toute autre tournure. Et pourtant, de tous les dénouements possibles, c'est bien le plus tragique qui survient finalement. Jusqu'à la fin, Alvaro cherche une sorte de réconciliation avec Carlo, quand Carlo, lui, apparait par trop déterminé à accomplir ce qu’il considère comme son destin et à éliminer Alvaro. C’est néanmoins lui qui finit par mourir avec Leonora : il semble dès lors qu'Alvaro était destiné à détruire la famille Calatrava, que ce soit sciemment ou par un concours de circonstances.
La manière dont le destin plane au-dessus de la Maison des Calavatra est particulièrement mise en relief dans la production de Christof Loy, inédite au Royal Opera après avoir été inaugurée au Dutch National Opera en 2017, et qui situe l’action « à l'intérieur » de la maison des Calatrava, grâce aux décors de Christian Schmidt. L'ouverture nous révèle Leonora et Don Carlo, tous deux encore enfants évoluant dans un environnement manifestement bienveillant, mais étouffant. Sir Antonio Pappano dirige l'orchestre d'une main ferme tout au long de la soirée et tout particulièrement durant l'ouverture, dans laquelle il s'assure que tous les tempi, couleurs et textures évoluent sans cesse, en ligne avec la nature protéiforme de la musique de Verdi. Ainsi, l’action qui accompagne la partition s'y adapte à merveille – comme quand le jeune Carlo chahute au sol avec Leonora, à un rythme presque frénétique, avant que l'ambiance ne change radicalement et que le Marquis de Calatrava n'entre d'un pas lent et autoritaire.
Dans le premier acte, Leonora et Alvaro tentent sans succès de s'échapper de la maison en passant par une fenêtre. Dans le deuxième acte, où l’action se poursuit en réalité dans un monastère, on y retrouve la même maison mais seul un de ses murs a été remplacé par un chancel d’église. On en devine la symbolique : s'il existait un moyen d'échapper au destin, il passerait peut-être par l'Église mais cette voie n'est sans doute pas la plus aisée. L'acte III se déroule sur le front en Italie, mais alors que les décors semblent représenter une scène en extérieur, le plancher est là encore celui de la maison des Calatrava. Et la toute dernière scène qui se déroule près de l'ermitage de Leonora replace l’action dans cette même maison, dans son état d'origine avec l’intégralité de ses murs de nouveau intacts.
La principale promesse de la production repose sur sa dimension sonore, et pourtant il fait parfois défaut dans certains détails. Lors du coup de feu mortel porté au Marquis, de gigantesques images des protagonistes sont projetées sur les murs de la maison et cet effet presque cinématographique amplifie encore l'enjeu dramatique. Et c’est justifié puisqu’il rappelle et renforce la façon dont la musique dépeint les événements tout en amplifiant l'élément déclencheur de tout l'opéra. Cependant, renouveler l’effet régulièrement au cours de la soirée parait exagéré et l'acte III rassemble tous les clichés possibles de mises en scène en envahissant ici la scène de prostituées et de chaises... Les danses et festivités à la fin de l'Acte III sont certes vivantes et animées mais même s'il est difficile d’en critiquer les prouesses (le chorégraphe Otto Pichler a très bien su mener sa troupe), cette partie peine à s’enchainer de façon fluide avec ce qui précède, même en considérant qu’elle a précisément vocation à renouveler l’action et lui donner du relief.
Mais le cœur de la production réside dans ses interprètes, qui composent assurément une distribution idéale pour cet opéra (elle varie pour certains rôles au gré des représentations) et tous les interprètes principaux sont ici au sommet de leur art. Anna Netrebko est époustouflante dans le rôle de Leonora avec sa voix de soprano révélant force, profondeur et une densité impressionnante, rendant son interprétation du "Pace, pace mio Dio!" particulièrement émouvante. Jonas Kaufmann est lui aussi au mieux de sa forme dans son rôle de Don Alvaro où sa voix de ténor, ample et superlative, brille de mille feux alors qu'il apporte une légèreté remarquable à certaines phrases. Le niveau d’excellence qu'il impose est pareillement atteint par Ludovic Tézier dans le rôle de Don Carlo dont la voix de baryton est sublime, notamment grâce à sa richesse et ses prouesses vocales. Et les scènes de duo sont particulièrement captivantes tant les voix sont homogènes et se marient à merveille. Ferruccio Furlanetto, avec sa voix de basse profonde et solide, est un choix prestigieux dans le rôle de Padre Guardiano, Alessandro Corbelli donne une leçon de sens comique dans son rôle de Fra Melitone, tandis que Veronica Simeoni fait montre de ses talents de danseuse dans son rôle de Preziosilla, la diseuse de bonne aventure.
À noter que cette production, avec cette même distribution, sera retransmise en direct dans certaines salles de cinémas de par le monde, ce 2 avril, et certaines salles proposent également des projections supplémentaires les jours suivants.
traduction libre de la chronique de Sam Smith
(Londres, 21 mars 2019)
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