Willy Decker a donné la Traviata pour la première fois à Salzburg en 2005 avec Rolando Villazón et Anna Netrebko. Cette prestation avait déjà généré d’énormes ventes de DVD avant de devenir l’une des productions contemporaines les plus emblématiques dans le monde de l’opéra quand Peter Gelb la reprit en 2010 pour le Metropolitan Opera, se débarrassant ainsi de la production adulée mais vieillissante de Franco Zeffirelli datant de 1996.
Inutile de préciser que, si les critiques de l’opéra de New York ont été indulgents avec la version de Decker de la Traviata, le public passablement conservateur du Met l’a, lui, unanimement détesté. La production s’est fait huer à la première du Met et l’annonce du retour de cette équipe téméraire a généré une déferlante de commentaires haineux et insultants sur la page Facebook officielle du Met Opera le mois dernier. Je ne développerai pas davantage à quel point il est ardu de dépoussiérer un opéra du 19ème siècle en le mettant en scène de manière contemporaine. À la décharge de Decker, il a essayé.
Ceci étant dit, le public est particulièrement hostile à cette mise en scène parce qu’elle ignore régulièrement et délibérément le livret d’une façon si agaçante qu’elle en devient tout juste supportable. Un exemple parmi tant d’autres : il est difficile d’expliquer pourquoi Violetta est présente durant les deux premières scènes du deuxième acte. Dans la production de Decker, elle fait partie de la conversation d’Annina et Alfredo alors qu’elle ne devrait clairement pas être sur scène à ce moment précis. « Questo colloquio non sappia la signora », dit Alfredo, « Notre dame ne peut rien savoir de cette discussion »… Et bien c’est dommage Alfredo, parce qu’elle se tient juste en face de toi… Ces écarts entre le livret et la mise en scène font barrage et rendent la compréhension du fil de l’histoire bien plus difficile, particulièrement pour les néophytes qui ne sont pas familiers avec l’intrigue.
Le décor – délibérément au singulier et non au pluriel – est plutôt simpliste : un mur courbe entoure le fond de la scène. Parfois, en particulier quand les chanteurs en sont proches, le gigantesque mur renvoie l’écho des voix, créant un effet inattendu et déplaisant. Quelques canapés bons-marchés et quelque peu sales – ils n’ont manifestement pas été nettoyés ou rénovés depuis cinq ans, c’est pourquoi ils sont passablement défraichis ; j’insiste sur le fait que cela n’est pas délibéré – sont amenés autour des chœurs pour modéliser les différents décors de l’opéra : les appartements de Violetta, la maison d’Alfredo, la fête de Flora. Une gigantesque horloge est constamment sur scène pour rappeler à Violetta et au public que son temps est compté. La symbolique de l’horloge est le seul élément que tout le monde pourra comprendre. Pour le reste, il faudra creuser un peu : les bohémiennes et les matadors malmenant Alfredo avec l’aide d’un alter-ego androgyne de Violetta ; le matador portant un morceau de carton géant arborant la tête de taureau des Chicago Bulls ; la présence constante du médecin sur scène ; l’ensemble des chœurs habillé en homme ; la plupart des seconds rôles habillés exactement comme les chœurs et donc absolument pas reconnaissables... Parce que j’ai vu la Traviata un certain nombre de fois, j’étais enclin à démêler les ajouts de Decker à l’histoire. Cependant, je tends à croire qu’ils peuvent réellement dérouter un public inexpérimenté. Les mises en scène opératiques contemporaines peuvent et doivent être contemporaines sans être élitistes.
Mais tout le monde s’est levé à la fin de la représentation. Ce n’était certainement pas à cause de cette méchante horloge géante qui semblait avoir piégée un technicien durant le 3eme acte – on a pu voir le pauvre homme, probablement chargé de bouger les aiguilles, lutter pendant un moment. Tout le monde s’est levé pour Sonya Yoncheva qui est déjà habituée aux longues ovations du Met Opera. Malgré le manque total de mise en scène, elle a donné une incroyable représentation, montrant quelle actrice épatante elle peut être. Violetta ne m’a jamais parue si confiante, si déterminée mais aussi à la fois si frêle. Elle a réconcilié les deux aspects de son personnage avec une grande intelligence. Sa voix fut hésitante durant les deux premières minutes, puis s’est soudainement envolée, enveloppant la salle entière et fascinant le public avec des nuances superbement exécutées et une justesse parfaite. Ce qui distingue réellement Sonya Yoncheva des autres interprètes lyriques du circuit est qu’elle semble chanter sans effort. C’est, en un sens, magique car l’illusion est parfaite : on ne voit aucun signe ou effort de respiration, pas de pause dans son jeu ; la technique disparait complètement pour ne laisser voir que Violetta et n’entendre que sa voix.
L’Alfredo de Francesci Demuro reste timide et réservé, ce qui convient tout à fait au personnage. Il a certes rencontré quelques difficultés durant « Lunga da lei » (on ne peut qu’imaginer combien il doit être difficile de chanter « Lunga da lei » d’abord en sous-vêtements, puis d’enfiler costume et cravate), mais il a autrement su conserver solidement son timbre. Aleksi Markov s’est montré incroyable dans les graves et les mediums, mais malheureusement, le positionnement de sa voix semblait devenir plus étroit dans les aigus, ces derniers manquant de la résonance à laquelle il nous avait habitué de prime abord. Ainsi, les magnifiques airs de baryton du deuxième acte étaient toujours impeccables mais nous ont laissés un peu frustrés. Le public du Met et son orchestre ont semblé tous deux apprécier l’énergique chef Marco Armiliato qui, comme à son habitude, était irréprochable avec ses musiciens et extrêmement attentif à ses chanteurs.
Au rideau, Sonya Yoncheva était d’abord seule sur scène et la salle entière s’est immédiatement levée, fait rarement observé au Met. Elle est maintenant pressentie pour y chanter l’ouverture de la saison prochaine dans Otello. De toute évidence, son ascension fulgurante comme nouvelle muse du Metropolitan Opera est méritée et très appréciée.
Thibault Courtois
21 janvier 2015 | Imprimer
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