“Roberto Alagna et Jonas Kaufmann interprèteront à tour de rôle le personnage de Don José, l’amant éconduit de Carmen”. Une annonce improbable que vous auriez pu écrire dans le programme de cette maison d'opéra de vos rêves dont vous êtes le propriétaire. Dans la vie réelle, il s’agit d’une phrase tirée du site web du Metropolitan Opera de New York. En effet, Jonas Kaufmann se produira début mars dans les deux derniers concerts de cette série de représentations et remplacera Roberto Alagna, qui assuma ce rôle durant tout le mois de février.
Tout bon coach vocal vous dira que le français est la langue la plus difficile à chanter. Ceci est dû bien entendu à sa prononciation, mais également au fait que de nombreuses sonorités sont difficiles à “projeter”. Paradoxalement, ce problème touche plus particulièrement les chanteurs français. Ce qui signifie que pour chanter en français, ces derniers se doivent pratiquement de réapprendre leur propre langue, d'adapter les sonorités à la technique du chant lyrique en essayant de ne pas les compromettre. Je dois avouer qu'avant cette soirée, il ne m'avait jamais été donné de comprendre chaque mot chanté par un artiste lyrique. D'ordinaire, les airs principaux sont toujours beaucoup plus limpides que les récitatifs, et c'est une chose à laquelle nous sommes habitués — malgré les efforts énormes des nouvelles générations de chanteurs, reconnaissons-le, on ne comprend jamais tout. Ce ne fut pas le cas ce soir-là avec Roberto Alagna. Comment s’y prend-il ? Cela reste un mystère pour moi. Lorsqu’il chante, sa diction est si claire qu’on a la sensation qu’il s’adresse à nous directement, et cela est tout à fait extraordinaire. En termes de “projection”, Alagna fait partie des voix les plus puissantes du circuit. Mais si son intensité vocale est impressionnante, c’est la clarté constante de sa diction et la justesse infaillible de ses fortissimos qui hissent son art à un niveau d’une extrême rareté. Le plus remarquable reste qu’il arrive à faire oublier complètement sa technique vocale. Ce qu’on perçoit, ce n’est ni le chant d’Alagna, ni même la musique: c’est tout simplement Don José, qui vous parle directement à travers l’écran invisible d’un ténor lyrique. Son interprétation du personnage était absolument prodigieuse. Dans le premier acte, on découvrait un Don José amoureux et d’une grande naïveté : ses sentiments transparaissent dans chacun de ses gestes et de ses regards. A la fin du troisième acte, son personnage est métamorphosé et méconnaissable. Il apparaît vulnérable et lugubre, les traits torturés par le chagrin. Même les sonorités paraissaient plus sombres. Le finale débouche sur une incroyable explosion de rage et de démence. Son exécution de “La fleur que tu m’avais jetée” était bouleversante, tout comme son premier duo avec Ailyn Pérez (Micaela), “Ma mère, je la vois”. Je n’étais pas le seul dans la salle à avoir les larmes aux yeux.
La soprano, qui fait ses débuts sur la scène du Metropolitan, ne semblait pas du tout en être effrayée, comme elle le dit d’ailleurs avec candeur dans son aria principal du troisième acte. Elle a livré une interprétation très émouvante de Micaela, trouvant toujours le juste équilibre entre le courage et la fragilité de son personnage. Inutile de dire qu’Elina Garanca nous a offert une Carmen irrésistible et envoûtante. La mise en scène de Richard Eyre est particulièrement exigeante en ce qui concerne le rôle de Carmen, ce qui ne semble pas avoir posé de problème à Garanca, qui a pris manifestement du plaisir à être sur scène, s’amusant avec les figurants, dansant en permanence et usant de son charme auprès de Don José et du public captivé. Certains critiques ont trouvé cette production vulgaire, et il est vrai que certaines mezzo-sopranos ont pu tomber dans ce travers par le passé. En effet, la mise en scène met l’accent sur le climat de tension lié au désir sexuel, et le fil est parfois ténu. Garanca y a apporté une touche d’élégance et de séduction soigneusement dosée. Sa voix a suivi la même direction : elle arrive à donner le frisson même lorsqu’elle interprète les airs les plus populaires de cet opéra, dont on jurerait qu’ils ne surprennent plus personne. Ses phrasés étaient amples et ses vibratos parfaits, toujours montés dans de voluptueux crescendos. Mais elle a su également ponctuer sa prestation de moments plus agités et emportés reflétant le caractère impertinent et rebelle de Carmen – là encore, de manière irrésistible, et avouons-le, très sexy. Gábor Bretz, dans le rôle d’Escamillo, semblait mal assuré dans l’air du toréador, mais s’est montré de plus en plus brillant au fur et à mesure de la représentation. Tous les seconds rôles ont fourni des prestations remarquables, en particulier les deux complices de Carmen, Danielle Talamantes et Ginger Costa-Jackson.
Roberto Alagna et Elina Garanca ont tous deux participé à la première série de représentations de la production de Richard Eyre en 2010 et la maîtrisent parfaitement aujourd’hui. Cette mise en scène remporte auprès du public un succès amplement mérité. L’immense plateau tournant dévoile les différents lieux qui servent de cadre à l’histoire. Contrairement à d’autres plateaux tournants qui sont parfois redondants, celui-ci semble se renouveler à chaque lever de rideau, grâce entre autres au magnifique travail du régisseur-lumière Peter Mumford. Richard Eyre possède une maîtrise parfaite de ce type de technique scénographique: il le prouve dans sa dernière production des Noces de Figaro, à l’affiche au Metropolitan en ce début d’année et basée également sur l’utilisation d’un plateau tournant. Cette production allie savamment la tradition (peu de transposition temporelle, danseurs de flamenco, costumes traditionnels élaborés) et la modernité, à travers la conception du décor et l’éclairage. Bref, ce fut un spectacle grandiose. Saluons également l’excellent chœur du Metropolitan et la prestation irréprochable de Louis Langrée. Lors des rappels, Elina Garanca et Roberto Alagna sont apparus épuisés, s’étreignant mutuellement et visiblement aussi émus que le public : les deux artistes ont vraiment tout donné ce soir-là. On sort de ce spectacle avec un sentiment de bonheur et l’impression d’avoir assisté un moment de perfection aussi rare qu’éphémère.
Thibault Courtois
26 février 2015 | Imprimer
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