Marina Abramović a fait la rencontre auditive de Maria Callas à l’âge de 14 ans (au tout début des années 60) et s’est surprise à cultiver d’étonnants parallèles avec elle tout au long de sa vie. La performeuse serbe s’étant à de nombreuses reprises frottée à l’imminence de la mort dans l’art corporel, son chemin ne pouvait la mener que sur les scènes d’opéra, où la mort engage une théâtralité, une émotion. Dans 7 Deaths of Maria Callas, elle réinvente sept rôles en fin de parcours dramatique, emblématiques de la « Divina », en sept superbes courts-métrages de cinéma qu’elle partage avec le comédien Willem Dafoe, accompagnant les airs « du basculement » de chaque œuvre, chantés en direct. Alitée en avant-scène pendant ces sept parties, elle incarne finalement la cantatrice grecque en chair et en os pour faire revivre les dernières minutes de son existence, le 16 septembre 1977 dans son appartement parisien.
Marina Abramović a écrit avec Petter Skavlan un fil rouge mystérieux et brillant, récité en voix off de son ton apaisant, pour rassembler toutes les pièces du puzzle en se mettant dans la peau des tragédiennes, dans des intermèdes parés à l’écran de nuages grondants. « Fascinée » par l’ « intrépidité » de Carmen, elle dit être une « bougie vacillante » avant d’expirer en Violetta (La Traviata), ou que « quand on devient fou, on n’est plus responsable » en introduction au numéro de Lucia di Lammermoor. Le texte et les images qui suivent font aussi bien référence aux circonstances du décès « originel » (le feu sacrificiel pour Norma, la chute physique de Tosca) qu’à des associations d’idées, comme l’effet papillon pour une Cio-Cio San (Madame Butterfly) qui se défait de sa combinaison protectrice en zone radioactive. Dans la reconstitution de l’appartement de la Callas, elle énumère l’inventaire des détails qui entourent sa disparition, les gestes et les pas qui précèdent le moment fatidique, telles des didascalies du destin. Puis elle va à la salle de bain, et ne reviendra plus. Sa femme de chambre Bruna prend les traits des sept chanteuses qui se sont succédé auparavant, qui ont fait mourir leur personnage en restant vivantes sur le plateau (seule l’artiste meurt, à travers les films). Un peu de rangement, des meubles recouverts d’un voile noir, et la légende est à nouveau prête à se réécrire.
Les vidéos au ralenti de Nabil Elderkin sont donc un point fort de la soirée pour la puissance de leurs qualités visuelles, mais aussi pour leur évocation en reflet de la carrière de Marina Abramović (les serpents qui étranglent Desdemona, par exemple, rappellent son travail Dragon Heads). Bien que mises en scène, ces huit morts résonnent en rétrospective de la performeuse, rejoignant l’idée de « se libérer de la douleur de la peur » qu’elle a parfois émise en interview. Il fallait aussi composer une musique qui puisse faire communiquer les rôles et accompagner les instants fictionnels (documentaires ?). Marko Nikodijević s’en sort haut la main, dans une partition aux résonances translucides en suspens harmonique, dans des échos électroniques ou des graves insidieux, dans des stridences et des lignes mélodiques. Il intègre le motif dramatique de La Traviata en introduction et reprend des bribes de « Casta Diva » dans la scène parisienne. Le mélange des trajectoires musicales forme une couche de tulle qui habille avec grande conviction le discours scénique : l’hommage sans les larmes pompières. Reste l’exécution plus qu’inspirée du Bayerisches Staatsorchester, qui anticipe avec précision chaque nouvelle humeur opératique et donne une parole exquise aux instruments solistes. Le chef Yoel Gamzou sait globalement y faire, en particulier dans l’ « Ave Maria » d’Otello, où il touche la grâce du sacré et le déclic vers la mort prochaine, dans un « Casta Diva » crépitant, ainsi que dans des parties contemporaines où l’espace-temps se dilate. Nous oublierons toutefois le grand n’importe quoi dans les tempi changeants de l’habanera de Carmen : l’excès d’interprétation n’est parfois pas nécessaire.
La distribution féminine est à l’épreuve des airs et des films qui l’accompagnent. Hera Hyesang Park, en souffrance pudique, joue au cerf-volant des souvenirs en Violetta bouleversante (bien qu’à l’italien peu clair). Gabriella Reyes est une douce, vaillante, troublante Madame Butterfly, quand l’intense Adela Zaharia traduit le poids déformant subi par Lucia en une éloquente légèreté atmosphérique. Si Selene Zanetti arrache une humanité terre-à-terre au saut dans le vide de Floria Tosca, l’épisode de Carmen par Nadezhda Karyazina sera le plus faible de la soirée en raison d’une justesse hasardeuse et d’aigus azotés. La Desdemona de Leah Hawkins peine à transférer avec le chant la douleur et la beauté que Marina Abramović rend magnétiques en un simple regard. La longueur de souffle de Lauren Fagan est un atout permettant de faire oublier les quelques aigreurs de sa Norma.
La création mondiale de ce projet opératique a donc bien eu lieu à Munich, cinq mois après les premières dates prévues. Espérons que ses coproducteurs (Deutsche Oper Berlin, Maggio Musicale Fiorentino, le Greek National Opera et l'Opéra national de Paris) puissent eux aussi le caser dans leur nouvel agenda bien rempli, parce qu’il s’agit d’une œuvre qui réussit à ne pas apeurer les nouveaux publics (le nom de Maria Callas et le choix des extraits musicaux) et à rassurer les habitués de la vitalité et de la longévité de leurs icônes.
Thibault Vicq
(arte.tv, septembre 2020)
7 Deaths of Maria Callas, en replay sur le site arte.tv jusqu’au 7 octobre 2020
14 septembre 2020 | Imprimer
Commentaires