À l’Opéra-Comique, des Fêtes d’Hébé déconnectées

Xl_10_les_fetes_d_hebe_dr_vincent_pontet © Vincent Pontet

Quand le PC plante, un redémarrage s’impose. C’est ce que fait Hébé (déesse de la jeunesse) après avoir été chassée de l’Olympe : sur le conseil de Momus (dieu de la fête) et d‘Amour, elle devient maîtresse de cérémonie de trois fêtes sur les bords de la Seine, tour à tour dédiées à la poésie, à la musique et à la danse. À la fin des années 1730, le genre de l’opéra-ballet a une quarantaine d’années d’existence, et Rameau s’y est déjà frotté avec succès dans Les Indes galantes en 1735. Les « entrées » (actes indépendants) se succèdent après un prologue sous les auspices des dieux, en général assimilés aux souverains du moment (et à leurs grandes vertus, en particulier lorsque l’œuvre était présentée à l’Académie royale de Musique). Dans Les Fêtes d’Hébé, on s’éclate un peu plus aux abords de l’île de la Cité et au Palais-Royal (où se trouvait l’Opéra en 1739) que dans l’Olympe (c’est-à-dire Versailles, lieu du pouvoir). Ce twist impertinent n’est pas sans rappeler, à l’époque de Rameau, le désintérêt du jeune Louis XV pour la politique, laissant le vieux cardinal de Fleury prendre à sa place les décisions pour le royaume, pendant qu’il va en douce au bal. Il est inhabituel que la danse soit à ce point mise en avant dans un opéra-ballet parmi tous les « talents lyriques ». Et c’est sans doute cette partie qui reçoit les ovations les plus chaleureuses à la création de l’œuvre.

Pour sa treizième production à l’Opéra-Comique à la tête de son ensemble Les Arts Florissants, William Christie tenait à la pétillance enivrante de ces Fêtes d’Hébé. Ce soir, son rôle en fosse se résume à de la figuration parsemée de quelques gestes qui ne permettent pas aux instrumentistes et au chœur (bien accordés sur la texture de strates) d’effectuer leurs départs ensemble. Il ne contrôle pas les niveaux de basse excessifs, qui empêchent au médium de se dérouler harmonieusement, ni les articulations générales, ainsi laissées à l’appréciation des pupitres. Alors que les enjeux du chef restent toujours très extérieurs et dénués de nuances, l’orchestre est livré à lui-même. Les rythmes trouvent la plupart du temps une certaine homogénéité, mais la densité trop uniforme du son pâtit d’un aspect trop « collé »… un comble pour une musique censée danser. Si la troisième « entrée » gagne en légèreté et fait montre de cordes moins fluctuantes, cela arrive un peu tard pour un opéra-ballet à la dénomination de « Fêtes »…

Les Fêtes d’Hébé - Opéra-Comique (2024) (c) Vincent Pontet
Les Fêtes d’Hébé - Opéra-Comique (2024) (c) Vincent Pontet

Ces Fêtes s’avèrent également moins festives dans la mise en scène de Robert Carsen que les Vénitiennes de Campra présentées il y a près de dix ans à l’Opéra-Comique (aussi avec Les Arts Florissants). Le Canadien est coutumier des concepts amusants ; encore faudrait-il qu’il les développe convenablement, plutôt que d’épuiser jusqu’à la corde ses méthodes de remplissage des zones flottantes (ici nombreuses). Le prologue dans l’Olympe se situe au Palais de l’Élysée (où apparaît le couple présidentiel actuel). Suite à un verre de vin rouge renversé par mégarde sur la Première dame, les convives de la réception sont guidés vers la sortie. Une improbable contre-soirée – à base de selfies, mono-idée de vingt minutes – commence sur le trottoir de la rue du Faubourg Saint-Honoré en l’attente des taxis. Puis, Hébé va en vélo à Paris Plages, où se dérouleront les trois agapes. Robert Carsen se piège lui-même par une actualisation qui l’oblige à un traitement réaliste, sauf qu’il semble n’avoir aucune idée de ce qui a lieu à Paris chaque été. Le malentendu principal consiste à confondre la « jeunesse d‘aujourd’hui » avec les événements populaires (donc appartenant à tous) comme Paris Plages. On n’a strictement rien compris à la célébration de la poésie (avec ses personnages sortant de la Seine, avant que les bronzeurs ne lisent, depuis leur transat, l’improbable livre de Sappho) ; la partie sur la musique substitue un départ à la guerre par une participation à une compétition sportive, dont reviendront triomphants les athlètes – on subira le visionnage du match, avec moult mauvais effets visuels embarrassants – ; la troisième histoire invente un bar dansant sur les quais de la Seine, impliquant Mercure en DJ incognito – qui y croit ? – et des dance battles qui lorgnent, en version cheap, vers les Indes galantes de l’Opéra Bastille en 2019, bien qu’on convienne que ce segment soit le plus réussi. Contresens ou condescendance mal dissimulée pour ces rassemblements d’engouement collectif ? Robert Carsen parle en tout cas d’un Paris qui n’appartient à personne, pas même au théâtre.

Depuis le controversé Et in Arcadia ego Salle Favart, on connaît les talents de Lea Desandre pour Rameau. Ils sont ici d’abord un peu programmatiques dans l’ « entrée » de la poésie, mais s’épanouissent en splendeurs de couleurs et de souplesse, sans compter la vérité de mouvement qu’elle impose à chaque instant. Elle est clairement au centre de cette production, et c’est tant mieux. Marc Mauillon pousse l’élan jusqu’au vertige dans une ligne ornementée à la continuité grisante, et Ana Vieira Leite dévoile une matière crédible et spontanée dans une orientation musicale malicieuse. Le timbre enjôleur de Cyril Auvity est empreint d’une sensibilité qui ne fait parfois pas face aux aigus. Ce même mur se hisse également devant l’émission correcte mais parfois friable de Lisandro Abadie, au contraire de Renato Dolcini, pour qui les graves viennent à manquer dans un son par ailleurs trop forcé. L’étroitesse vocale d’Emmanuelle de Negri ne permet pas de détendre ses deux rôles, et Antonin Rondepierre en oublie rythme et placement par une trop grande minutie du phrasé.

À la création de Paris Plages en 2002, les PC carburaient à Windows XP. On a bien redémarré celui qu’on avait pour ces Fêtes d‘Hébé, mais on doit dire que ça rame un peu en 2024…

Thibault Vicq
(Paris, 13 décembre 2024)

Les Fêtes d’Hébé, de Jean-Philippe Rameau, à l’Opéra-Comique (Paris 2e) jusqu’au 21 décembre 2024. Diffusion sur Mezzo et medici.tv le 21 décembre 2024, ainsi que sur France Musique le 11 février 2025.

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