À l’Opéra national de Lorraine, Eugène Onéguine précisé par sa mise en scène

Xl_eug_ne_on_guine__jean-louis_fernandez__12_ © Jean-Louis Fernandez

Si Eugène Onéguine ne contient pas la dramaturgie intrinsèque la plus parlante du répertoire – ce n’est pas Tosca ! –, on recherche toujours que la vision d’un metteur en scène interpelle et tienne le spectateur par la main sur les notions d’hésitation et de renoncement, tout en soutenant la partition de Tchaïkovski. Julien Chavaz, s’est lancé avec succès dans l’entreprise au Theater Magdeburg (dont il est directeur), pour une production que l’Opéra national de Lorraine présente actuellement (entre les mains d’Alixe Durand Saint Guillain), et plutôt que de donner de véritables réponses, il s’intéresse à la composante « flottante » de ces personnages, voire à leur immobilisme. Du Tchekhov chez Pouchkine, en quelque sorte. Alors que s’entrechoquent les petits rien du quotidien, les discrets rapprochements entre amants, les rituels sociaux d’une mère et les mouvements d’un jardinier (l’excellent comédien Steven Beard), Julien Chavaz montre du doigt et éclaire les décisions dans un espace ouvert (d’Amber Vandenhoeck) qui emprisonne tout espoir de mieux de ses protagonistes. Lenski est un enfant capricieux à la jalousie qui se retourne contre lui, Onéguine est un être fantomatique à la présence physique floue, Tatiana se fait des films tout en espérant rester convenable à ses normes sociales. Une garden party se transforment en soirée dansante finement délimitée sur un terrain sportif, piste servant également de sol au duel de l’acte II. Il n’y a pas de continuité qui régisse ces âmes en peine, mais une science de l’instant, à la manière de vignettes mises en mouvement et en sentiments, d’où surgit une importance de la spontanéité. Les personnages perdent la face et hésitent, mais ne font rien pour enrayer la roue du destin. Ils sont, ils font, ils vivent pour eux-mêmes, dans des lumières (d’Eloi Gianini) quasi-mentales, et c’est sûrement ce qui les rend si accessibles, si lisibles – superbes retrouvailles d’Onéguine et de Tatiana au III.

De la direction musicale de Marta Gardolińska, on retient aussi la suspension ambigüe, mais contrairement à la scène, elle souffre de sa dimension indécise. La musique de Tchaïkovski devrait faire entendre l’extraordinaire dans l’ordinaire des situations ; la cheffe veut donner trop d’italiques, exprimer trop de lignes entre les lignes, figurer des balbutiements et des pas de matou. Peut-être cherche-t-elle à trop intellectualiser la partition ou à ne pas sortir d’une hauteur d’humain ? Le lyrisme généreux qui déménage n’arrive jamais, et on se surprend à s’ennuyer un peu, à ne pas ressentir la douleur incompressible sous-jacente de l’œuvre. On ne va pas cacher non plus que les ébauches de rubato vaporeux de Marta Gardolińska reçoivent une réponse en général assez empotée des pupitres de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, davantage concentrés sur leur périmètre le plus proche que sur le son de groupe. Une première flûte trop haute et un fouillis de cordes précipitées et désynchronisées (jusqu’en justesse) décrédibilisent un peu plus une fosse qui ne semble pas se donner les moyens de son ambition.

Eugène Onéguine - Opéra National de Lorraine (2025) (c) Jean-Louis Fernandez
Eugène Onéguine - Opéra National de Lorraine (2025) (c) Jean-Louis Fernandez

On salue en revanche la prestation du Chœur de l’Opéra national de Lorraine, qu’on n’avait pas entendu aussi fulgurant depuis un bon bout de temps. La matière de gastronome accroche, les lignes se croisent et s’étagent, dans l’exaltation populaire et dans le souffle d’épopée, comme un sport d’équipe dont Guillaume Fauchère aurait été le remarquable entraîneur. Parmi les solistes, on ne peut faire l’impasse sur l’exceptionnelle Héloïse Mas, qui imprime, sans attendre, l’oreille. Le je-ne-sais-quoi dans sa voix lui permet d’affronter chaque registre avec intrépidité et fantaisie. Julie Pasturaud (Madame Larina) célèbre, d’une voix posée et caressante, la bonhomie et la proximité. Sophie Pondjiclis souhaite donner du volume tout en verrouillant son émission, pour une Filipievna brouillonne. La projection d’Adrien Mathonat se marie à un phrasé très soigné, pour un Prince Gremine de grande classe, et François Piolino assure un numéro taquin de Monsieur Triquet.

En dépit de qualités certaines, le trio de tête demeure émotionnellement difficilement inatteignable. Robert Lewis interprète un Lenski trop effusif et extrême, dont le souffle aurait pourtant pu favoriser les plus belles nuances. Beaucoup de forte, qui amenuisent ses chances d’être pile en rythme et sur la note. À force d’affect intrusif, il perd la portée de ses exquises sculptures sonores. Enkeleda Kamani fait le grand écart de registre après son inoubliable Traviata d’il y a deux ans, place Stanislas. Sa Tatiana passive agressive, indéchiffrable, joue le détachement dans des lignes hachées qui ne placent pas nécessairement le curseur sur des intentions claires. L’objectif de l’aigu et de la syllabe l’éloigne parfois d’un objectif d’expressivité de flux, alors que la technique est de son côté. L’Onéguine de Jacques Imbrailo mise sur le non-impressionnant, sur le blasé, sur le neutre, si bien que la louable uniformité de calme ne débouche que trop rarement sur une plénitude du son. Des fins de phrases moins fignolées ne font qu’accentuer cette impression de distance par rapport à un personnage qu’on aurait aimé comprendre un peu plus, sur le moment.

Thibault Vicq
(Nancy, 28 février 2025)

Eugène Onéguine, de Piotr Ilitch Tchaïkovski, à l’Opéra national de Lorraine jusqu’au 6 mars 2025

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading