À Madrid, un Orphée (de Philip Glass) dématérialisé

Xl_20220918_pablolorente_orphee_2539 © Pablo Lorente

Le Teatro Real s’associe aux Teatros del Canal pour le rare Orphée de Philip Glass, en création espagnole. Jean Cocteau avait d’abord écrit une tragédie du même nom, créée en 1926 en Paris, puis s’était attelé à un moyen-métrage autour du mythe en 1932 (Le Sang d’un poète), avant de réaliser un long (Orphée) en 1950 avec Jean Marais, puis Le Testament d’Orphée en 1959. Le compositeur américain puise en 1993 dans ces différentes sources à la mort de son épouse Cindy Jernigan, pour ce qui constitue le premier volet d’une trilogie associée à l’homme de lettres français, complétée par La Belle et la Bête (1994) et Les Enfants terribles (1996).

La Princesse en pince pour Orphée, et mène au trépas tous ceux qui se placeront en travers de son chemin, à commencer par le jeune poète Cégeste, dont il se délectera par la suite des vers à la radio dans la voiture d’Heurtebise (chauffeur de la Princesse). Orphée tombe sous le charme de la Princesse, malgré sa relation irréprochable avec Eurydice, qui devant l’émoi soudain de son mari n’ose pas lui annoncer sa grossesse. Après qu’un sbire de la Princesse ne liquide Eurydice, Orphée vient la chercher dans le monde souterrain, mais les juges ici-bas leur interdisent de se regarder à leur retour dans le monde des vivants. Il suffit d’un contact d’œil à œil dans un rétroviseur pour qu’Eurydice s’évapore. Orphée assassiné, il peut revoir sa femme perdue deux fois, mais surtout la Princesse, qu’il vénère de ses sentiments. Celle-ci, touchée par tant d’amour mutuel, tire un trait sur sa propre existence afin de rendre Orphée immortel, et remettre les compteurs à zéro : Orphée et Eurydice sont ensemble, heureux, vivants, sur Terre.

Pour passer du monde des vivants au monde des morts, le miroir est le portail idoine, tandis que les ondes hertziennes diffusent les pensées. Le metteur en scène Rafael R. Villalobos utilise la télévision comme point de bascule, dans le New York des années 90, époque où la multiplication des chaînes câblées posait les bases d’une perception modifiée des réalités, comme le sont les univers numériques aujourd’hui. À la découverte du décor unique, sorte de structure amovible à plusieurs écrans au-dessus ou à l’arrière des protagonistes, on s’attend à une création vidéo qui dédoublera des personnages bloqués dans une prison cathodique, voire qui les fera interagir avec le plateau, comme dans les films Ring ou Vidéodrome. Or l’Andalou s’éloigne de cette piste pour ne se concentrer presque que sur l’action du plateau, sans appliquer de césure claire entre les univers. La surface est unique, les couches sont plurielles, les (superbes) lumières d’Irene Cantero instillent une ambiance de film noir. Rafael R. Villalobos veut synthétiser un langage qui colle au flottement mystérieux et avéré entre texte et musique, mais n’en clarifie pas les enjeux spatiaux. On a beau apprécier l’esthétique du « non-espace » qu’il adopte et la science des mouvements (dont une très belle scène de danse d’Orphée), on ne ressent finalement que l’ambigüité de l’abstraction, tout en ayant l’impression d’être laissé de côté par un intellectualisme un peu abscons. Autant dire que si on ne se renseigne pas un tant soit peu avant le spectacle, on n’y comprend strictement rien !

Dans Orphée, le travail de Philip Glass repose moins sur la mécanique rythmique que sur la constitution d’un nuage de matière avec la faculté d’enjamber les cadres du récit. L’Orquesta Titular del Teatro Real est sidérant de constance et d’homogénéité sur la durée. Le chef Jordi Francés fait swinguer les syncopes et les accents décalés, il rassemble les forces comme des pièces à conviction dans une enquête policière. Sa prouesse est cependant d’offrir à la langue de Cocteau une extension instrumentale aussi bien par un tapis roulant ininterrompu de couleurs changeantes que par la tapisserie de volumes en symbiose avec le chant. Il prend l’abécédaire de l’orchestre comme un facilitateur du chant, et même, au-delà, de la portée du français. La tendresse, la rondeur et l’humilité audacieuse rendent l’exploration d’Orphée littéralement enivrante. Et l’on sait la difficulté de cette technique de l’effacement des instruments pour mieux les souligner.

La distribution vocale vaut surtout pour ses trois interprètes masculins principaux. L’Orphée du baryton Edward Nelson se savoure dans sa prosodie à la Pelléas, dans des froissements et bruissements déclamatifs d’une netteté absolue. Rien n’est brusque, la phrase est accompagnée. Le noyau dur de son interprétation consiste en un relief solaire qui réaffirme une adaptabilité à toute épreuve. En Heurtebise, Mikeldi Atxalandabaso choisit la posture du conteur haletant, bien dans sa peau, quand la discrétion de Pablo García-López (Cégeste) éclaire particulièrement bien son parcours complexe fantomatique. Sylvia Schwartz, par son vibrato trop ample et son chant guerrier, peine à approcher la psychologie d’Eurydice. L’articulation en chewing-gum touche également María Rey-Joly, pour qui la projection est la majeure profession de foi : les attaques relèvent de la forme brute agrippée et imprécise, pour lequel seul l’atterrissage des notes longues ouvre la voie à la musicalité orientée.

Malgré ses défauts, cette production d’Orphée vaut le détour pour la reconnaissance du temps du discours qui émerge de la musique de Philip Glass. Des événements connexes sont organisés avec la Filmoteca Española et l’Instituto Internacional, incluant des captations d’Akhnaten, Satyagraha et Einstein on the Beach.

Thibault Vicq
(Madrid, 21 septembre 2022)

Orphée, de Philip Glass, avec le Teatro Real (Madrid), aux Teatros del Canal (Sala Roja) jusqu’au 25 septembre 2022

Orphée - Teatro Real (2022)

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