Chaque année depuis 2001, les jeunes chanteurs de l’Accademia Rossiniana « Alberto Zedda » de Pesaro se mesurent au Le Voyage à Reims pendant le Festival, dans une mise en scène d’Emilio Sagi. L’ouvrage, créé au Théâtre Italien trois ans avant Le Comte Ory (lui-même étrenné à l’Opéra de Paris), enchaîne les numéros de bravoure, dont certains sont communs à son frère cadet en français. Le hasard du calendrier a voulu que nous entendions les deux chefs-d’œuvre à une demi-journée d’intervalle, ce qui nous oblige malgré nous à nous atteler au jeu des différences entre les interprétations. Et l’ascendant n’est pas forcément aux artistes confirmés…
En Contessa di Folleville, Aitana Sanz explose tous les scores, délivrant même le contre-mi que Julie Fuchs n’a pas chanté la veille. Le phrasé de barbe à papa et l’élégance innée de l’émission n’ont d’égal que le trésor des nuances. Le Don Profondo de Matteo Guerzé, à la superbe projection, veille à la masse de toutes les notes et à la richesse du style, en adéquation avec les indications de la partition. Son hilarant « Io! Medaglie incomparabili », avec les accents de ses comparses, est l’air le plus applaudi de la représentation. Le ténor Dave Monaco donne chair au Conte di Libenskof avec beaucoup d’esprit et de raffinement vocal, donnant la priorité à l’orientation et à la signification de ses lignes. Il est à lui seul une piste d’envol, en prise à l’émotion directe. Nous n’aurions pu rêver meilleure Melibea que Paola Leguizamón : voix-joyau, élans tragiques et textures mouvantes sont au programme. Les confiantes lancées romantiques (et toujours rossiniennes !) de Lluís Calvet i Pey donnent des ailes, les sables mouvants sonores de Janusz Nosek sont source de plénitude, les transports liquoreux de Stefan Astakhov grisent l’oreille, la vitesse affiche l’agilité de Maria Kokareva (Madama Cortese) dans des vocalises d’orfèvre. Tianxuefei Sun possède des facilités très pucciniennes, grâce un legato qui tient le fil des sentiments, et un potentiel comique indéniable. Mariia Smirnova se montre peut-être sous un jour moins serein en Corinna, en raison d’ornements parfois en chewing-gum et d’une stabilité fébrile. Elle marche sur des œufs dans les piano et n’ose pas entrer dans les reliefs de ses interventions. La voix satinée de Georgy Ekimov ne lui permet pas toujours de décartonner la rigidité de certaines mesures. En revanche, les possibilités de la géométrie vocales variables sont toutes satisfaites par l’ensemble des chanteurs, une fois réunis. Les sublimes chœurs d’accompagnement, gazeux et bouillonnants, attirent également l’attention. C’est particulièrement rare pour être souligné.
Si Daniel Carter dirige (magnifiquement) sur trampoline la Filarmonica Gioachino Rossini, il n’en omet pas pour autant la matière continue, sculptée par des tempos d’horloger. Il prend un malin plaisir à aérer les cordes et à redoubler de facéties sur les solos de vents. Il dirige une musique insatiable de stimuli pluriels dirigés aux instrumentistes et au public. La fosse se mue en jet d’eau fou qui s’anime de lui-même pour embrasser un format stéréo, faisant penser que le son vient de partout dans le Teatro Rossini. Le chef manipule des lumières instrumentales dans un ciel breton, imprévisible, anticonformiste, où les nuages teintent de clair-obscur la palette bleu-gris du ciel. Ce mélange de sérieux et de désinvolture sied parfaitement au Voyage à Reims, surtout dans les merveilleuses articulations que Daniel Carter transmet à l’orchestre. Les musiciens entreprennent un travail remarquable sur les rations résonnantes de pizzicatos, l’époustouflant sautillé de l’urgence, les hochets ornementaux des bois – mention spéciale à la flûte, sur l’air de Lord Sidney, et à la clarinette –, tandis que la course de fond de la baguette magique laisse par ses sorts le public hébété, même dans le pompeux cérémonial des hymnes et chansons patriotiques. Solo a Pesaro !
Pour une vingt-et-unième reprise (cette fois par Matteo Anselmi), la proposition d’Emilio Sagi n’a pas vieilli ! Autant qu’au respect de la partition, elle aspire à celui de la personnalité des artistes. Elle donne carte blanche à ces derniers sur la vision des rôles, dans des costumes blancs identiques, puis en tenue de soirée (avec en prime, un changement de costume sur scène, à la vitesse de chacun, sur l’air à quatorze voix). Les topologies d’ensembles vocaux sont clairement délimitées, par le tracé chorégraphique et les chaises alignées, mais rien n’est raide ou fixe. Le Rossini Opera Festival n’a pas fini de nous épater.
Thibault Vicq
(Pesaro, 13 août 2022)
Le Voyage à Reims, de Gioachino Rossini :
- au Rossini Opera Festival de Pesaro (Teatro Rossini) jusqu’au 15 août 2022
- en streaming sur Operavision jusqu’au 13 février 2023
N.B. : les chanteurs changent tous de rôle à la deuxième représentation du 15 août
14 août 2022 | Imprimer
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