Ariodante au Palais Garnier, la distance du règne

Xl_agathe_poupeney___opera_national_de_paris-ariodante-22-23---agathe-poupeney-onp--9--1600px © Agathe Poupeney - OnP

Créé à Londres trois mois avant Alcina, Ariodante en partage le vertige de la vérité psychologique et un matériau littéraire au sein d’Orlando furioso de L’Arioste. L’amour entre mortels, tout simplement… Dieux implorés, intervention nulle : les personnages ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour se sortir de la manifestation spontanée d’un malheur pluriel. En Écosse, la réputation de la princesse Ginevra est ruinée par une fourberie de Polinesso pour obtenir sa main. L’amant Ariodante choisit le suicide (raté), le Roi se couvre de honte quant à sa fille « débauchée », la dame d’honneur Dalinda se retrouve désabusée par la moquerie dont elle a été victime. À la bonne heure, le méchant Polinesso meurt finalement en duel, Ariodante déjoue le complot, et le couple célèbre enfin son mariage !

À l’Opéra national de Paris, Ariodante inspire bien davantage Robert Carsen que son Alcina embarrassante et datée, revue en 2021. Ne serait-ce que pour sa collaboration scénographique avec Luis F. Carvalho, dans d’élégants décors verts représentant la nature et les attributs de l’Écosse. Sur ce « huis clos entre gens de pouvoir privilégiés », l’homme de théâtre et d’opéra fait un parallèle avec la couronne britannique de 2023, du moins dans la complicité-rivalité des frères Ariodante et Lurcanio (devenus William et Harry pour l’occasion). Mais ceci n’est qu’un clin d’œil d’actualisation pour un récit humain d’une lisibilité complète, où Robert Carsen cite en filigrane ses réalisations passées sans radoter. Il sait donner du spectacle et de l’intimisme quand il le faut, tout en dirigeant astucieusement ses personnages prisonniers de leur statut d’aristocrates aux bonnes manières, quasi-interdits d’épanchement expressif, entourés de journalistes en quête du scoop ultime. Les arias da capo sont vécus du point de vue des protagonistes, dans une lumière sombre (co-signée Peter Van Praet), isolée des regards. Les chorégraphies de Nicolas Paul emplissent l’espace d’une opulente cérémonie au I et d’un cauchemar traumatique multiplicatif au II, tandis que le finale prend place dans un musée de cire entre les statues des Windsor. Carsen fait du Carsen, mais de façon exigeante, justifiant ainsi cette nouvelle production.


Ariodante, Opéra national de Paris - Palais Garnier (c) Agathe Poupeney - OnP

La distribution se débrouille plutôt bien à faire dérailler le jeu de droiture de chaque rôle. Emily D’Angelo a la noble prestance et le calme olympien d’Ariodante, dont elle porte l’homogénéité technique en crédo, pour se dévoiler au fur et à mesure de sa déchéance. La phrase est d’abord poème masqué au I, puis marmonnement dans le sublime « Scherza infida », jusqu’à révéler la pureté émotionnelle en même temps que la richesse du timbre. Dans le troisième acte, elle se recharge de graves onctueux, d’un médium terreux et sculptural, et d’aigus vengeurs. En revenant au pouvoir, Ariodante se reconformise vocalement dans une gouvernance soutenue de la ligne. La mezzo canadienne nous aura raconté une histoire parallèle d’émancipation ! Olga Kulchynska possède sans conteste l’instrument idoine pour Ginevra, la princesse choyée et fantaisiste. Si les ornements coulent de source dans son esquisse d’une oisiveté toujours réparable par autrui, nous sentons au III une application moins probante à ouvrir ses horizons dramatiques, sans compter quelques aigus hasardeux. Christophe Dumaux chante Polinesso comme un barde de faux semblants. Aussi prompt à la fascinante éclipse de lune sonore qu’à l’Opéra de Monte-Carlo en 2019, il marque son territoire au début de chaque air, les griffes enfoncées, la pomme déjà mordue, la part de gâteau déjà entamée. Cette longueur d’avance lui apporte un confort incomparable dans sa randonnée lyrique où la moindre note signifie « action ». Bien que le timbre fruité de Tamara Banješević charme immédiatement l’oreille, un voile de stress semble recouvrir la moindre intention, et la tessiture haute est trop souvent assénée, qui plus est dans une justesse relative. Le ténor Eric Ferring – voix enchanteresse et souffle de compétition – cultive le pouvoir de guérison par le son, sèche les larmes en affection instantanée, et trouve un langage imperturbable de la loyauté bienveillante. Le Roi de Matthew Brook commence en peinture de bon vivant, pour se poursuivre dans la longueur vocale en tant que juge de sa fille, et dans le torrent des regrets accumulés sous le coup de l’honneur. Les courtes apparitions d’Enrico Casari et des Chœurs de l’Opéra national de Paris s’avèrent quant à elles fort à propos.

Les débuts (!) de Harry Bicket et de The English Concert à l’Opéra de Paris ne sauraient être plus rigoureux de la partition. Le chef tire des rênes métronomiques qui évitent la surexpressivité et permettent aux chanteurs de mener la danse, dans un point de vue qu’il va suivre aussitôt. L’harmonie est pour lui l’antichambre de la mélodie, les attaques nettes donnent le top départ à des rythmes qui s’imbriquent en vastes structures. Harry Bicket expose la partition couche par couche, et propose une synthèse concise de ce que la musique signifie pour lui. Il veille au grain à donner un sens plutôt qu’une ponctuation. À travers ce qui pourrait passer pour de l’ascèse, nous ressentons tous les sentiments réfrénés, si bien que ce couvercle fait naître un « érotisme » de l’accumulation, de l’interdit. Et la soif d’affranchissement stimule encore plus que le franchissement de la frontière en soi. Haendel n’a pas besoin d’être psychédélique pour ensorceler, et cet Ariodante single malt ne pourra pas dire le contraire.

Thibault Vicq
(Paris, 2 mai 2023)

Ariodante, de Georg Friedrich Haendel, à l’Opéra national de Paris (Palais Garnier) jusqu’au 20 mai 2023

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