Après les rebondissements du remaniement 2020-2021, l’Opéra national de Paris a été plutôt discret sur la reprise de ses activités pendant l’été, alors que d’autres institutions, comme le Teatro Real, le Grand Théâtre de Genève ou l’Opernhaus Zürich, réaccueillaient du public. Le personnel soignant a été en première ligne depuis le début de la crise sanitaire, et c’est l’angle d’un hommage à leur encontre que la « Grande Boutique » opère depuis quelques jours. D’abord avec La Vie nue, film d’Antoine d’Agata (à partir d’un montage de photos de rues et dans les hôpitaux pendant le confinement) sur la plateforme en ligne « La 3e Scène » ; puis avec une œuvre-collage de l’artiste JR à partir de 500 portraits sur la façade de l’Opéra Bastille (visible jusqu’au 29 juillet) ; avec deux « concerts solidaires » gratuits au Palais Garnier, enfin, les 13 et 14 juillet, où les armées de la maison (l’Orchestre et son directeur musical Philippe Jordan, les Chœurs et leur chef José Luis Basso), se sont réunies pour les combattants du front pandémique. Si la tradition de l’entrée libre annuelle pour la Fête nationale date de l’ouverture de l’Opéra Bastille en 1989, l’ouverture à des associations nea s’est enclenchée que plus récemment.
En ce jour férié, près de 1000 places étaient donc pourvues dans la salle qui ne rouvrira pour des productions lyriques qu’à partir du mois de décembre. On commence à être bien au fait des consignes sanitaires. Sur les marches de la place de l’Opéra, les spectateurs masqués font la queue en spirale pour atteindre les portiques de sécurité. Dans le hall, un fléchage et un métrage ont été prévus pour récupérer les places. On ressent un inlassable émerveillement visuel devant le grand escalier, dont la fonction de voir et d’être vu est un peu accessoire quand les visiteurs peuvent difficilement se reconnaître avec le visage couvert. En menant au fauteuil, la placeuse indique que la sortie s’effectuera rangée par rangée, l’une après l’autre. Le message audio de début de concert fait désormais la mention suivante : « Nous vous conseillons de garder votre masque pendant toute la durée du concert ». Le directeur général Stéphane Lissner intervient sur scène, « heureux et ému », « au nom de toutes les équipes de l’Opéra national de Paris ». Il rappelle l’importance du « service public », dont l’utilité s’est avérée primordiale depuis mars, et ajoute que son vaisseau lyrique en deux théâtres « assumera à partir de septembre sa mission de service public » (sans préciser qu’il s’agira en premier lieu de travaux).
Concert solidaire, Palais Garnier © Elena Bauer / OnP
Concert solidaire, Philippe Jordan © Elena Bauer / OnP
Un ensemble de cuivres issu de l’Orchestre interprète la Marseillaise ; un canard de trompette dans les premières mesures n’empêchera pas une ferveur modérée dans la salle. La Fanfare pour précéder « La Péri » (musique qu’on entend habituellement à Radio France à la fin des entractes pour faire revenir le public à l’Auditorium) sonne un peu blanche, en attente de brillant. Le Feierlicher Einzug de Strauss n’est pas non plus exempt de maladresses, mais Philippe Jordan, à la direction, descend dans la profondeur, la longueur et le liant des accords. La parcelle du chœur présente ce soir n’atteint pas les cimes éprouvées pendant le Moïse et Aaron de 2015 (en replay cette semaine sur le site de l’Opéra), la faute à un Fauré morcelé et à une justesse très problématique des sopranes. José Luis Basso applique une tendresse élastique à la polyphonie, fort d’une excellente gestion des entrées vocales et des volumes.
Et puis arrive l’Orchestre, avec Mozart et un pupitre par personne. Il est assez amusant d’entendre les pages tournées à la volée et de voir les visages des musiciens (dont la moitié ne se soumet généralement pas à l’exercice) se préparer psychologiquement au moment opportun. Pour l’ouverture des Noces de Figaro, Philippe Jordan prend un tempo relax, propice aux bourrasques, aux échos de croches et d’arpèges. Des volets s’ouvrent au soleil, la musique peut se laisser aller, au-delà du strict respect rythmique et d’articulation. Mozart est rigolo, libre et théâtral, dans ce rubato de caractère ! L’orchestre persévère joyeusement dans cette palette de couleurs d’été menée de main de maître, tandis que le Comte suprêmement concis, de roc, sévère et fibré de Stéphane Degout se dispute à l’authentique, piquante et mutine Comtesse de Julie Fuchs. La soprano fait effrontément jaser comme un carrousel doré ; son partenaire carbure à la lumière comme un conquérant de l’amour. Les superbes festivités ont commencé !
La Symphonie n° 41 « Jupiter » est le plat de résistance du concert. Vibrato discret et longueurs d’archet parfaitement tartinées constituent le fil rouge d’un jeu de saute-mouton qui claironne divinement le succès. Philippe Jordan sublime les niveaux de strates en allant cueillir son bouquet de pousses au vol, parmi plusieurs strates fiévreuses à l’orée de l’improvisation. Les instrumentistes divisent les nuances en tant d’intermédiaires qu’aucune note ne semble émise deux fois de la même intensité. Ces subtilités imposantes forgent notamment un troisième mouvement épatant, où le granuleux et le minéral précèdent les extraordinaires dérapages contrôlés du finale. Ce dernier est en quelque sorte la fête de quartier interdite par les consignes sanitaires actuelles. Le chef suisse s’assure de garder en permanence un tapis matelassé sur lequel rebondissent les basses cossues et clignotent des néons énergisants. Il va jusqu’à oser des textures quasi-schumaniennes, à l’aide de pupitres de violoncelles, de contrebasses et d’altos tout feu tout flamme. Philippe Jordan va décidément manquer aux Parisiens à partir de la rentrée, mais fera à la place le bonheur du public de la Wiener Staatsoper ! Et c’est par un check (corona-compatible) du coude qu’il remercie tous les premiers pupitres de l’Orchestre en fin de soirée.
Thibault Vicq
(Paris, 14 juillet 2020)
Concert solidaire de l’Opéra national de Paris, disponible en replay sur YouTube
Crédit photo (c) Thibault Vicq
16 juillet 2020 | Imprimer
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