Avec Otello (compte-rendu ici), Le Comte Ory est l’autre nouvelle production de la 43e édition du Rossini Opera Festival de Pesaro… et l’impression générale sur ce deuxième spectacle se teinte de bien plus d’enthousiasme ! Déjà, pour la mise en scène foutraque et YOLO de (l’habituellement plus sage) Hugo De Ana, qui livre ici des variations visuelles et théâtrales sur le triptyque Le Jardin des délices, du peintre Jérôme Bosch. Prévenons d’emblée que les spectateurs qui recherchent une trame narrative seront plutôt déçus – voire passablement énervés – par tant de non-sens et de délires tachycardiques, mais nous avons été extrêmement séduits par l’énergie qui s’en dégageait, telle une résultante matérielle de la musique frénétique de Rossini. Remettons aussi les trois tableaux dans leur contexte, dont le charme charnel, la faune, la flore et les architectures futuristes demeurent encore aujourd’hui un mystère. L’intrigue limpide du Comte Ory fait se grimer, s’aimer à trois, se reconnaître ou non sous les masques ; l’histoire peut donc se réécrire dans un référentiel inconnu, avec des codes qu’il nous faut réapprivoiser. Dans cette version 2022 en coproduction avec le Teatro Comunale di Bologna, les personnages évoluent entre les trois couches du triptyque flamand (Le Paradis, L’Humanité avant le déluge et L’Enfer), à grands renforts de costumes extravagants et colorés. Les interactions avec des détails picturaux reconstitués ont toutes pour point de commun de célébrer le jeu du vaudeville. Personne ne s’étonnera alors de voir la Comtesse pratiquer le yoga avec les dames de sa suite, le Comte Ory tirer à blanc dans des T-Rex gonflables, ou le plateau se peupler d’oiseaux aux plumages variés, dans une composition visuelle toujours léchée !
Les chanteurs ne boudent pas leur plaisir dans cette cour de récré régressive et euphorisante. Juan Diego Flórez, nouveau directeur artistique du Rossini Opera Festival, est le premier à s’en donner à cœur joie, en cuir ou en toge rituelle. La voix fonctionne tout de suite comme un aimant par l’équilibre du phrasé et les empreintes constructivistes qu’il laisse dans son sillage. Il reste maître de l’allongement des lignes, de la truculence de la note, et de la clarté de l’horizon musical. Ses apparitions tiennent vraiment de l’attractive tête de gondole, qui plus est dans un français de référence. L’ivresse joviale des aigus n’empêche cependant pas une petite chute d’endurance dans le duo avec la Comtesse, à l’acte II.
Pour ses débuts à Pesaro, Julie Fuchs reprend le rôle dans lequel elle avait rayonné à l’Opéra Comique en 2017. Nous pouvons une fois encore nous incliner devant la liberté du flux vocal, car c’est un tour de manège à elle seule ! La musique est un vêtement dont elle se pare pour souligner les rythmes et la prosodie tutti frutti, et elle nous emmène sur des sentiers de randonnées chantantes qu’elle crée par la puissance de son imagination. Elle montre cependant quelques limites dans les hautes sphères de la partition et dans les tenues d’accompagnement, notamment dans son trio grivois du II.
La mezzo Maria Kataeva campe un Isolier superlatif, en laser multidirectionnel diffusant corps et âme sur l’émeraude d’un timbre scintillant et d’une émotion partageuse. Un menu entre terre, mer et airs pour celle qui est vraiment la star de ce Comte Ory ! Acrobate du fil mélodique, Andrzej Filończyk pose le poids là où c’est nécessaire, pour des itinéraires vocaux qui coulent de source. Nahuel Di Pierro s’épanouit en Gouverneur dans tous les registres comme un poisson dans l’eau, contrairement à la Ragonde parfois visqueuse de Monica Bacelli. Giovanni Farina a quant à lui hissé la charpente de l’impressionnant Coro del Teatro Ventidio Basso à des sommets de cohésion et d’enjouement.
L’exhaustivité des délices ne serait pas complète sans l’excellent Orchestra Sinfonica Nazionale della Rai, sous la baguette électrique de Diego Matheuz. La folie douce se niche dans la voracité des riches harmonies, les fruits juteux des expressions instrumentales se cueillent dans l’effusion générale, car le chef pense toujours à ne pas laisser reposer les phases. Il raconte la tension ravissante des notes étrangères, et active continuellement la franche manivelle faisant tourner les cœurs. Rossini crève l’écran et en sort même, grâce à cet hologramme musical épicurien dans la Vitrifrigo Arena.
Thibault Vicq
(Pesaro, 12 août 2022)
Crédit photo © ROF / Amati
13 août 2022 | Imprimer
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