Il y a des moments comme ça, où on ressent dès les premières palpitations de l’orchestre et les premiers éclairages de plateau, que la soirée va être longue. La notion de temps ressenti est très variable selon des facteurs multiples, mais l’expérience de cet Eugène Onéguine au Théâtre des Champs-Élysées rappelle qu’elle peut s’avérer terrible, même pour de tels chefs-d’œuvre. Ces derniers ont beau exister par leur simple substance, par leur musique bouleversante, par leur dramaturgie irréprochable, par ce qu’ils peuvent « actionner » chez le spectateur, ils doivent toutefois revivre « en vrai », par la main humaine, dans la magie du direct. Ce spectacle a la présence, mais sans l’essence.
Eugène Onéguine est adapté de l’œuvre poétique de Pouchkine, à la fois dépourvue d’action et articulée autour de personnages ordinaires et désœuvrés, aux antipodes des héros épiques de l’opéra d’alors. Tchaikovski insuffle néanmoins une puissante théâtralité à son ouvrage, portée par l’agitation intérieure de ses personnages. Et c’est sans doute là qu’échoue la mise en scène de Stéphane Braunschweig. On pourrait dire par un euphémisme (de bon ton aux pots de première) qu’elle est « minimaliste ». Pour parler franchement, elle est incroyablement paresseuse et s’assume complètement comme telle. Le patron de l’Odéon - Théâtre de l’Europe n’est pas tout à fait étranger au monde du théâtre, et pourtant « ses » personnages ne sont que des chanteurs bloqués dans leur carcasse de citoyen, sans une once de direction d’acteur. Rien n’existe sur la scène, ni les sentiments ni la vérité (ni même l’illusion, d’ailleurs). Avec la carrière qu’il possède, on pourrait attendre autre chose que des dispositions de chaises, pour ne citer que la partie la plus pertinente à analyser. Le reste n’est que du temps, sans début ni fin, un mauvais moment à passer non pas parce que ce qu’on voit est dérangeant, choquant ou pénible, mais parce que les tours de cadran sont les seules unités qui puissent le quantifier ou le décrire. Le finale entre Tatiana et Onéguine s’avère aussi insignifiant que leur rencontre ou que l’air de la lettre. Le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux – la maison girondine est coproductrice –, de tenue correcte, est embrigadé dans des chorégraphies loin d’être déshonorantes, mais vaines. La lecture n‘existe pas, il s’agit de non-scènes dans une non-dramaturgie.
Si la sublime musique existe bien, Karina Canellakis l’aplatit et la lisse en fosse. Elle restitue, professionnelle et « bien en place », l’œuvre, mais ne l’interprète pas. Tchaïkovski se fige, on entend une partition, on n’entend pas de musique. L’Orchestre National de France – certes jamais très d’accord sur la justesse au sein des pupitres ou sur les contretemps, quoique capable d’une densité de cordes et de solos déments de clarinette – n’est pas le seul à incriminer, car la cheffe peine à pondérer les balances. On n’entend jamais de parties qui pourraient séduire l’oreille par leur nouveauté ou leur intérêt. La phalange de Radio France s’exécute ainsi comme on chante une comptine par automatisme, sans y croire. La baguette suit le tempo, les respirations beaucoup moins. Elle n’instaure pas le trouble romantique russe de la chronique voulue par le compositeur, elle ne cherche pas les sonorités. C’est l’effet d’une boîte à musique qui a pris la poussière et qui connaît son « texte » en n’y apportant rien de plus. Chaque minute est une copie conforme de l’autre. Une direction d’orchestre en confinement dans les portées du conducteur.
La distribution vaut surtout pour le Lenski de Jean-François Borras, qui fait retentir la fièvre juvénile de l’amour et de la jalousie dans un timbre clair et épuré. « Kuda, kuda, kuda vy udalilis » sonne enfin le début d’un verbe musical fertile au cours de la représentation. Jean-Sébastien Bou tire un peu trop sur sa voix pour convaincre en Onéguine. Il performe sans mal dans les orientations assurées de ses phrases et l’élan musical au service du texte, mais les changements de notes font petit à petit entendre les difficultés des intervalles. Gelena Gaskarova maîtrise assez peu le souffle, l’émission (et la justesse !) et le vibrato du rôle de Tatiana, déjà peu mis en valeur par Stéphane Braunschweig. On se plaît à écouter Yuri Kissin, quand on aurait espéré Jean Teitgen plus à son aise pour restituer la langue de son personnage, l’honorable Mireille Delunsch plus endurante, Marcel Beekman un peu moins nasal, et Alisa Kolosova aussi fluide qu’elle n’est projetée.
On croyait beaucoup en cette production. Elle amène comme toute croyance son lot de questionnements. On saura désormais qu’être n’est pas exister.
Thibault Vicq
(Paris, 10 novembre 2021)
Crédit photo : © Vincent Pontet
11 novembre 2021 | Imprimer
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