Il était un temps où l’on étouffait les revendications d’indépendance en construisant des théâtres. C’est précisément ce qu’a fait l’empereur François Ier d’Autriche en 1808 dans la Budapest d’alors, pour répandre (en allemand) le petit refrain de prospérité des Habsbourg. À son inauguration en 1812, deux musiques de scène sont commandées à Ludwig van Beethoven sur des textes d’August von Kotzebue, puisés à partir de l’histoire de la Hongrie : Le Roi Étienne (König Stephan) et Les Ruines d’Athènes. Car malgré des sujets « locaux », il s’agissait tout de même de rappeler la clémence de l’empereur. Le premier raconte, en une ouverture, des chœurs, marches et mélodrames – compositions juxtaposées de texte parlé –, la construction de l’État hongrois (et donc de la paix) par Étienne Ier en 1000, après évangélisation chrétienne, sur fond d’histoire d’amour entre Stephan et Gisele, princesse de Bavière. Dans Les Ruines d’Athènes, la découverte d’une civilisation détruite par la déesse Athéna pousse cette dernière, garante des arts et des sciences, à faire (évidemment) comme François Ier, c’est-à-dire à rebâtir le rayonnement culturel d’une « nation ».
La curiosité de la chef Laurence Equilbey à collaborer avec les autres arts (comme elle nous l’exposait l’an dernier en interview) ne cesse de tracer sa route. Forte d’un premier compagnonnage stimulant avec le cinéaste et auteur Antonin Baudry sur les balades de Schumann dans le projet La Nuit des rois, elle agrandit la famille avec Beethoven Wars, qui éclaire donc sous un nouveau jour Le Roi Étienne et Les Ruines d’Athènes (et Leonore Prohaska, autre musique de scène de Beethoven). Place au cinéma d’animation, tendance manga seinen, pour créer une dramaturgie à partir des œuvres, dans un principe de ciné-concert, où l’attention des spectateurs est portée sur l’écran.
Beethoven Wars - La Seine Musicale (2024) (c) Julien Benhamou
Malheureusement, le scénario (coécrit par Martin Quenehen et Laurence Equilbey) multiplie soit les facilités, soit les zones de flou. Lors d’une bataille décisive entre deux royaumes intergalactiques, les chefs livrent un dernier duel. Il s’agit de Stephan et de Gisele (dont le nom de guerre est Athena), qui jouaient ensemble, enfants. La paix directement signée – comment pourraient-ils résister à leurs mièvres flashbacks de pré-adolescence rieuse dans les hautes herbes ? – soulève l’idée de faire vivre leurs deux peuples sur Terre, inhabitée par l’Homme depuis plusieurs centaines d’années. Bien que la nature y ait repris ses droits dans des skylines post-apocalyptiques, l’air contaminé plonge les deux dirigeants dans le coma lorsqu’ils y descendent en éclaireurs. À leur réveil, un théâtre aura été érigé, et Laurence Equilbey y donne même un concert avec Insula orchestra et le chœur accentus…
Si nous imaginons aisément le casse-tête d’une intrigue « obligée » par le programme musical, celle qui nous est présentée embarrasse par son déroulement boursouflé et par son montage au parfum d’inachevé. Le film d’Antonin Baudry et d’Arthur Qwak prend le parti de n’animer que très peu les personnages, les réduisant trop souvent à des plans fixes, à l’émotion unique (et ahurie). Le mouvement concerne surtout des éléments secondaires – bribes de paysages ou vaisseaux spatiaux dans un compositing de la société Les Improductibles – qui peinent à assumer le space opera promis. La production artistique d’Émilien Dessons n’est pas tant en cause, car les effets visuels répondent activement aux soubresauts de la partition, et le dessin (développement 2D par le studio Je suis bien content) transcrit par ses couleurs et ses matières l’essence du récit sur cet écran incurvé, dont les projections débordent à jardin et à cour (une « immersion » à 220 degrés, pour être précis).
Beethoven Wars - La Seine Musicale (2024) (c) Julien Benhamou
Laurence Equilbey, soumise au minutage des images, se contente donc de battre la mesure, puisque la musique n’est pas faite ici pour être écoutée stricto sensu. Tout repose ainsi sur la bonne volonté d’Insula orchestra, qui, hormis un cor, une flûte et un hautbois solos fâchés avec la justesse, livre un son en bonne intelligence collective, ferme et accrocheur, les pieds dans le plat, soutenant au mieux le film. Le formidable chœur accentus tire de la préparation de Frank Markowitsch une plénitude d’échos et de susurrements, mais la soprano Ellen Giacone et la basse Matthieu Heim, au demeurant méritants,restent un peu contraints par le dispositif général.
Beethoven Wars ne s’arrête pas là : la coproduction avec le Grand Théâtre de Provence et l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège mènera le spectacle vers d’autres cieux, sans oublier sa programmation à l’Opéra de Rouen Normandie et au Hong Kong Arts Festival. S’ensuivront également une websérie en réalité virtuelle et un documentaire.
Thibault Vicq
(Boulogne-Billancourt, 25 mai 2024)
Beethoven Wars, Un combat pour la paix:
- à l’Opéra de Rouen Normandie les 28 février et 1er mars 2025
- au Grand Théâtre de Provence (Aix-en-Provence) le 22 mars 2025
27 mai 2024 | Imprimer
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