« Yes, la meuf est dead », (n’) aurait (pas) dit par texto en 2017 l’ancienne porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye à la mort de Simone Veil. Alors que le spectacle vivant sort pour de bon de la tombe que les technocrates lui avaient creusée depuis plus d’un an, le Théâtre du Châtelet capte la Passion selon saint Jean de Bach, avant sa programmation de réouverture (qui comprend notamment la comédie musicale L’Homme de la Mancha et le drolatique opéra-bouffe V’lan dans l’œil).
Passion selon saint Jean ; © Théâtre du Châtelet - Thomas Amouroux
L’état clinique du Christ ne fait lui non plus aucun doute à la fin, mais le traitement musical anesthésié le place rapidement en coma artificiel bien avant l’heure, malgré une mise en scène habile de Calixto Bieito (reprise de Lucía Astigarraga, après la création au Teatro Arriaga de Bilbao en 2018) qui explore par des processus performatifs la psychologie collective et la transmission des récits.
Alors pourquoi enterre-t-on ce pauvre Jésus dès son arrestation ? La Johannes Passion regorge de remous parfois violents, inhérents à la nature humaine, au corps et à la souffrance. La restitution des Talens Lyriques sous la direction plate de Philippe Pierlot porte l’ennui de la mer d’huile au lieu de s’épancher en vagues claquantes ou de submerger. Pourtant, les instrumentistes annoncent une couleur pleine d’espoir sur l’inaugural « Herr, unser Herrscher », avec une lévitation des basses et les fins bruissements des violons et altos, qui font craqueler la terre. Sur le célèbre « Ruht wohl, ihr heiligen Gebeine », le balancement de strates s’opère jusqu’à la chair de poule. Entre les deux, l’orchestre s’excuse presque d’être là, le chef ascétique n’impose jamais de patte, peine à s’extirper du tableau blanc sur fond blanc. Sans phrasé ni orientation, les numéros s’enchaînent par obligation. Grosse fatigue : la musicalité sent le renfermé et on attend vainement que les notes décollent et émeuvent. La battue de Philippe Pierlot marque très précisément les temps, pour remettre sur le droit chemin à la fois Les Talens Lyriques, qui traînent légèrement, et le Chœur de Paris, qui a tendance à presser. Les chanteurs étant souvent dos au chef, la mise en place reste constamment en danger. Pas très pratique pour le contrepoint…
Passion selon saint Jean ; © Théâtre du Châtelet - Thomas Amouroux
Passion selon saint Jean ; © Théâtre du Châtelet - Thomas Amouroux
Le metteur en scène a voulu faire appel à une formation chorale amateur : la prestation vocalement parfaite n’est donc pas une finalité. Calixto Bieito recherche une authenticité de l’expression vocale et gestuelle : comment la foule, sous sa carapace du groupe, se tient prête à humilier, à juger ou agir d’un commun accord sans coordination interne. Le chaos s’avère méthodique, par l’illustration de la réaction en chaîne, de la répétition. Les choristes se relaient une corde de main en main, tombent un à un, passent à tabac un personnage, ou posent chacun leur tour une pierre sur la dépouille de Jésus. Les mouvements décortiquent l’abstraction de la représentation christique pour n’en garder que la substantifique moelle de l’humanité contrariée. La réplication du geste (l’effet domino) compte plus que le geste lui-même. C’est un propos sur l’humanité entière. Et la spatialisation de l’émission surprend l’oreille (le chœur chante couché, ratatiné, en meute ou en demi-cercle). Le Chœur de Paris doit donc davantage figurer que jouer (tout en chantant, bien sûr), et c’est sans doute une des forces de cette lecture éclairée de la Passion selon saint Jean. L’hésitation théâtrale, ou au contraire l’immersion sans filtre de certains choristes confère un aspect touchant à la représentation. Évidemment, la justesse et le rythme laissent parfois à désirer, les départs trahissent quelquefois une certaine gaucherie, mais le projet a le mérite d’éviter la dichotomie simpliste entre amateurs et professionnels : ils peuvent travailler ensemble en plaçant les exigences autrement que sur l’excellence musicale, surtout que les équilibres sonores sont une vraie réussite.
Les solistes incarnent physiquement les extrémités intenses du jeu du chœur. Benjamin Appl campe d’abord un Christ observateur, découvreur du monde, pour montrer par la suite des aspects plus sombres et dramatiques. Si on le sent fébrile à certains moments, la sagesse de l’interprétation et les suaves composantes salivées des phrases restent ancrées dans les mémoires. Andreas Wolf est un Pilate cotonneux, qui doute et semble persuadé de son honnêteté. Les phrases se dessinent en volutes se concluant en lueurs du crépuscule. Il est dommage que le ténor Robert Murray n’aille pas jusqu’au bout de ses intentions musicales, car ce qu’on entend pourrait être sublimé par plus de liberté et moins de fébrilité dans la voix de tête. Placement hasardeux, assise incertaine : Carlos Mena passe complètement à côté de son premier air. En revanche, les ornements de sa deuxième intervention rétablissent l’honneur d’un chanteur qui s’interdit les largesses pour atteindre le lointain avec clarté. On a connu Lenneke Ruiten bien plus enthousiasmante. Sans grâce et sans justesse, elle fournit ici le minimum syndical vocalement parlant, en dépit d’immenses qualités d’actrice. S’il ne fallait en retenir qu’un, ce serait le bouleversant Évangéliste de Joshua Ellicott, à la rhétorique déclarative, à la suspension onirique entre conteur et personnage de son propre récit. Il perce les mystères du langage, ose l’incantation par le dialogue, glisse adroitement sur la piste des mots. Pour les siècles des siècles. Sans texto.
Thibault Vicq
(Paris, 11 mai 2021)
Passion selon saint Jean, de Johann Sebastian Bach (captée au Théâtre du Châtelet les 10 et 11 mai 2021), disponible sur OperaVision du 4 juin au 4 décembre 2021
Crédit photo (c) Théâtre du Châtelet - Thomas Amouroux
12 mai 2021 | Imprimer
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