L’Opéra-Comique n’a pas attendu que fleurissent les labels « bio », « production locale », « sans gluten », « cruelty-free » ou « woman-owned » pour avoir le sien dès 1875 : c’est bien Carmen qui tient la baraque. Déjà pour avoir décoincé (non sans hauts cris) le « théâtre des familles et des entrevues matrimoniales » à sa création, puis pour avoir accueilli, en statue, les visiteurs depuis plus d’un siècle, et enfin pour avoir perpétué cet héritage lyrique populaire en 2906 représentations, jusqu’à cette nouvelle production prévue initialement pour la première (funeste) année COVID, aux côtés de l’Orchestre Symphonique de Shanghaï. L’Orchestre des Champs-Élysées est finalement venu prêter main forte place Boieldieu avec Louis Langrée, le directeur des lieux. La rencontre relève une nouvelle fois de l’évidence, d’un immense absolu de musique. Chaque passage jaillit à la façon d’une boisson gazeuse qui découvre le monde après l’ouverture de la canette qui lui servait de logis. La baguette y amplifie les sensations et les sursauts, les bruits de rue et la somme des expressions contradictoires. La vérité y est criante, plus encore que la beauté, et c’est en cela que la magie opère, parce que tout y est crédible, presque instantané. Louis Langrée n’élude en rien les chemins figuratifs et percussifs, la violence de la partition, le glissement du chant vers la danse ou le « simple » déhanché par une conscience du corps. Il tient au phrasé comme à la prunelle de ses yeux, et guide les instrumentistes dans une sidérante cascade de cordes, où les basses pesantes traînent l’ombre du meurtre à venir et où les violons tracent les lignes entre les étoiles pour former les constellations des livres. La résonance sert de relais entre les pupitres, prêts pour le moindre crescendo de tension ou pianississimo de mise à nu. La force d’esprit se réunit aux détails d’orchestration retrouvés – bravo à tous les vents ! –, et le désir traverse la représentation, comme un abracadabra d’onomatopées exhibant en punching ball auditif l’inconscient des spectateurs.
Carmen, Opéra-Comique (2023) (c) Stefan Brion
L’intégration du public fait d’ailleurs partie de la proposition scénique. Andreas Homoki, capable ces dernières années d’un ratage industriel de Nabucco comme d’une idéale Salomé à l’Opernhaus Zürich (dont il est Intendant), avec lequel ce Carmen est coproduit, n’atteint aucun extremum du bon ou du mauvais, ce soir. Sous prétexte de revisiter la réception de l’opéra-comique de Bizet à travers les âges, il fige ses personnages sans leur donner de raison d’être. Le décor correspond à l’arrière-scène de Favart, à un rideau de spectacle qui aurait pu être celui de la première représentation de Carmen. Don José est pendant l’ouverture un quidam découvrant la partition de Bizet. Il va imaginer les autres personnages, jusqu’à prendre part à l’œuvre, avec des enfants chapardeurs – la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique, à l’impressionnante vivacité – et des chœurs habillés en public fin XIXe. C’est le moment de louer la prestation du chatoyant chœur accentus – coaché encore une fois avec brio par Christophe Grapperon –, dans les contours et dans la matière, dans un stimulant aérobic de rythme.
Le début confronte avec une poésie le vide de l’espace au poids du temps. Au III, il neige au loin, c’est l’occupation allemande – on ne le sait que si on a le programme de salle – et les contrebandiers sont des résistants. Ne cherchez pas les enjeux, il n’y en a pas. Au quatrième acte, efficace, le personnel du Théâtre regarde sur télé les exploits d’Escamillo en salle, avant de l’accueillir en héros au pot de première. Au regard de la formidable direction des foules, le travail sur la mise en abyme paraît bien maigre, d’autant que les dialogues parlés sont débités comme un mauvais doublage de films sur chaînes cryptées. En axant sa lecture sur l’essence des personnages et l’héritage de l’Opéra-Comique, l’histoire avance avec des enveloppes corporelles plutôt qu’avec des corps incarnés. La maestria des lumières (Franck Evin) ne fait hélas qu’accentuer ce côté muséal (pas si déplaisant non plus), dont ni Carmen, ni Carmen, ne sortent plus forts.
Carmen, Opéra-Comique 2023 (c) Stefan Brion
Le « couple »-titre peine également à exister avec Gaëlle Arquez et Frédéric Antoun, tous deux en excès de monolithisme. La mezzo-soprano a l’expérience du rôle, mais a perdu en nuances, en justesse et en articulation, malgré une densité vocale à tout épreuve. À force de contrôle ostensible, il lui manque désormais la spontanéité. Carmen prévisible, extérieure, inaccessible, est-ce vraiment Carmen ? Si le ténor a certes fait des progrès depuis Lakmé, en début de saison, Don José n’est pas exactement à sa portée. Les notes radotent. La colère et l’amour ? C’est pareil ! On ressent cependant la bonne volonté du chanteur, à s’attarder sur la musicalité, à déployer la phrase avec beaucoup d’emphase, sans que ces efforts n’arrivent à nos oreilles. L’Escamillo aboyeur de Jean-Fernand Setti est en disette de graves. Son vibrato encombrant lui empêche en outre de faire raconter une histoire aux mots, et de sortir d’une représentation en seul statut de toréador. La star de la soirée sera Micaëla, qui en Elbenita Kajtazi trouve sa messagère tragique et bouleversante. Elle essaye l’audace pour Don José, détache ses syllabes avec une clarté généreuse et utilise l’intégralité de sa palette pour se donner sans compromis. François Lis interprète Zuniga avec soin, et le reste de la distribution (le goguenard Jean-Christophe Lanièce, les pétillantes Norma Nahoun et Aliénor Feix, les engagés Matthieu Walendzik et Paco Garcia) permet de laisser planer l’atmosphère aventureuse d’un titre qui n’est pas près de perdre l’adhésion de son label qualité.
Thibault Vicq
(Paris, 24 avril 2023)
Carmen, de Georges Bizet, à l’Opéra-Comique (Paris 2e) jusqu’au 4 mai 2023, et en streaming sur Arte Concert à partir du 21 juin 2023
N.B. : la cheffe d’orchestre Sora Elisabeth Lee dirigera les deux dernières dates, les 2 et 4 mai 2023
25 avril 2023 | Imprimer
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