Cavalleria rusticana et Pagliacci en plein air avec l’Opéra de Toulon

Xl_img_0482 © Frédéric Stéphan

Comment représenter le vérisme, censé traduire le réel à travers les artifices du théâtre et du chant ? Pour l’ouverture du Festival de Châteauvallon, l’Opéra de Toulon hors les murs (pendant ses travaux) articule le diptyque Cavalleria rusticana / Pagliacci (en coproduction avec l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie et l’Opéra de Dijon) sous la houlette de la metteuse en scène Silvia Paoli, qui transpose les deux œuvres dans notre perception présente de spectateur.

En effet, elle « ferme » le cercle de l’Amphithéâtre en plein air de Châteauvallon, Scène nationale, avec une structure délabrée en gradins comme celles qui peuvent surgir dans les paysages urbains d’Italie du Sud. Si l’effet miroir n’en est que plus saisissant sur cette supposée « vérité » de l’opéra, la lecture, entre acuité de la peinture sociale (à la façon du cinéaste Matteo Garrone) et visions oniriques, aide à dépasser la simple illustration ou identification, dans les superbes lumières de Fiammetta Baldiserri. Les célébrations de Pâques (pour Cavalleria) et de l’Assomption (pour Pagliacci) permettent à Silvia Paoli de délimiter l’espace du drame (donc du « réel », dans un espace de jeu et de vie) et l’espace religieux, avec des grillages, pour marquer l’éloignement et le déclassement de ces bannis dans la société. La Vierge est personnifiée dans l’opéra de Mascagni par une vieille SDF voyant de ses propres yeux la misère sociale (violence, drogue…), avant de s’éteindre, Assomption oblige, au tout début de Pagliacci. De nouveaux grillages ajoutés en avant-scène forment ainsi une « cage » dans laquelle le martyre de Nedda acquiert une puissance amplifiée, car l’intime et le religieux s’y réunissent, s’y confondent, tout en signifiant notre complaisance de public à voir la violence patriarcale se répéter inlassablement sans agir pour l’éviter. Dans les deux œuvres s’entrechoquent les mondes, celui de l’espoir annihilé et celui des vidéos TikTok monétisées dans des lieux opportunistes, celui de l’humanité instantanée et celui du spectacle. Pensée pour le lieu, cette fine modernisation du propos, avec sa grammaire visuelle unique et sa fine gestion des mouvements, continue à tracer sereinement la belle carrière de Silvia Paoli en France, après sa Tosca multi-villes et sa magnifique Iphigénie en Tauride à Nancy.


Cavalleria Rusticana - Opéra de Toulon (2024) (c) Frédéric Stéphan

Cavalleria rusticana semble peu inspirer le chef Valerio Galli, qui insuffle une mouvance sans trop de direction (et non exempte de lourdeur) à l’Orchestre de l’Opéra de Toulon. Ce sont surtout les nuances sous le mezzo forte qui manquent, tout comme la précision des départs, alors que les instrumentistes tentent comme ils peuvent, séparément par pupitre, d’apporter des voix parfois un peu discordantes à l’articulation. Changement d’ambiance sur Pagliacci, où la baguette trouve la violence expressive adéquate et oriente des mélanges de timbres plus innovants et diminue le nombre de décalages. L’Orchestre s’emplit de volumes et de cohésion, et Valerio Galli fait jaillir les harmonies par les tessitures basses. Ce n’est pas par la poésie qu’il aborde Leoncavallo, mais par une rugosité imaginative et quasi-wagnérienne. Si on loue entre autres les pâtes en strates de l’orchestre et la prestation du hautbois solo, l’acoustique n’est guère en faveur de la justesse limitée des contrebasses, de la hâte des violons 1, ou de l’explosion trop sonore des percussions. Il n’empêche, les couleurs de ce Pagliacci font mouche !

La réunion du Chœur de l’Opéra de Toulon et du Chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie, souvent rythmiquement en retard, fait davantage l’unité de sa sonorité chaleureuse globale que de ses voix, dans un concours permanent de vibratos distincts. Souffrante, Anaïk Morel a tout de même tenu à endosser le costume de Santuzza (Cavalleria rusticana). Et en dépit des quelques limites annoncées, elle réussit à toucher au cœur par la souplesse d’une ligne qui refuse le sur-place, et son chant « du présent » contrant l’adversité. Toujours chez Mascagni, de la ligne fatiguée d’Agnese Zwierko ne subsistent plus que les graves et un vibrato envahissant, mais Reut Ventorero campe une Lola enthousiasmante, au phrasé insolent. Tadeusz Szlenkier et Daniel Mirosław participent aux deux opus. Le ténor possède un timbre chatoyant, qu’il ne met pas toujours à son avantage dans la musicalité. Son Turridu morcelé et vertical, a tendance à rester en retrait, à changer trop peu selon les situations émotionnelles, alors qu’au contraire la dimension de représentation de Canio (dans Pagliacci) lui donne plus de mou pour explorer la phrase dans sa complexité. Le baryton identifie quant à lui des profils décidés pour ses deux rôles, dans une facétie du détail et un soutien souverain. D’une présence scénique volcanique et d’une silhouette vocale éclatante, il remporte tous les suffrages. Marianne Croux élabore un carrousel infini de caractères à l’épanouissement maximal, passant par la voix, la longueur de souffle et une expressivité hors pair. Les seconds rôles ne sont pas en reste, avec le velours lumineux percutant d’Andrés Agudelo, et la forme olympique, débordante d’amour, de Csaba Kotlár. Le réel s’est ainsi traduit par l’émotion spontanée d’un spectacle à la qualité en crescendo.

Thibault Vicq
(Ollioules, 30 juin 2024)

Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni, et Pagliacci de Ruggero Leoncavallo, avec l’Opéra de Toulon à Châteauvallon, scène nationale (Amphithéâtre), jusqu’au 2 juillet 2024

Festival d’été de Châteauvallon, jusqu’au 23 juillet 2024

 

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