Comme de nombreux musiciens, Cecilia Bartoli a trouvé un pied-à-terre en la Philharmonie de Paris, valeur sûre pour la promotion de ses derniers enregistrements (Dolce Duello en 2017 avec la violoncelliste Sol Gabetta, ou Vivaldi en 2018). Son dernier opus Farinelli (chroniqué dans nos colonnes), centré autour de la figure du castrat du XVIIIe, ne donne pas lieu à un concert copié-collé des pistes (il n’y en aura que deux du disque, d’ailleurs), mais à un pot pourri de pièces dont la mezzo-soprano s’est fait maîtresse avec le temps. On reconnaîtra ainsi deux extraits de l’album Sacrificium, deux autres bribes de sa compilation Sospiri, ainsi que des rôles haendeliens de son répertoire (une belle ironie quand on voit que Farinelli n’a pas été sélectionné dans la troupe du compositeur, au profit d’un chanteur à la virtuosité plus ostentatoire… et aux prétentions salariales moins élevées !). On croit arriver en terrain conquis ; on ressort pris de palpitations, terrassé par la magnificence de la voix et le tact des Musiciens du Prince-Monaco, sous la bonne étoile de Gianluca Capuano.
On n’invente bien sûr pas l’eau tiède en admettant que Cecilia Bartoli est une chanteuse exceptionnelle. Cependant, il y a une différence entre savoir qu’on va écouter Cecilia Bartoli et le choc musical qu’elle procure dans la Grande salle Pierre Boulez. Ces airs, elle les connaît bien évidemment sur le bout des doigts, mais elle ne se contente pas de les enchaîner nonchalamment pour un public acquis d’avance venu payer un nom (oserait-on dire une marque), comme le ferait une diva sur le déclin. De la diva, elle n’en garde que le meilleur : les prodiges d’une star affûtée à l’exigence. Toujours plus haut, toujours plus fort, la Romaine pousse le concept du récital jusqu’à la performance physique à cent à l’heure. Derrière un miroir de loge, elle se recoiffe ; derrière un paravent, elle se change ; le tout sur scène, sous les yeux du public, pendant les intermèdes instrumentaux. Elle rend compte avec acuité de la frénésie des coulisses, elle rend visible l’adrénaline des secrets théâtraux. Et les costumes extravagants à colerettes ou à plumes servent de support visuel aux personnages qu’elle incarne passionnément. L’inspiration d’un voyage funambule la porte pour les parures pourpres de Popora : son fil est d’un legato à frémir, dans une mousseline de phrasé. Cecilia Bartoli privilégie le bas des nuances, vers l’infiniment susurré, suivie de près par l’orchestre. Chez Leonardo Leo, elle est plus hâtive à l’attaque, et réplique la fluidité qui précédait en particules de granit plus friables. Les graves bulbés de Leonardo Vinci se métamorphosent, et l’hymne de chasse s'orne d’une royauté éclatante. La majesté ne se perd pas dans Ariodante, où la mezzo joue à saute-mouton dans les registres sans discontinuer. Ports de voix substitués par un souffle téléscopique, ou passage obligé –et ô combien réussi – des pyrotechnies ahurissantes, on ne l’arrête plus ! Rêverie brumeuse et envolée fameuse, rien ne se perd, tout se transforme.
Cecilia Bartoli témoigne son bonheur d’être là et sa vocation à l’alchimie de la matière sonore, que l’orchestre monégasque corrobore. Distension, basse continue trépidante, élans bucoliques et adaptabilité exemplaire sont les chantiers opérés et livrés par Gianluca Capuano. Dans « Lascia la spina », le deuxième des quatre bis, la familiarité avec la pièce est balayée par une galvanisante interprétation en cercles concentriques dans lesquels les pupitres se relaient en une seule voix vibrante. Dans la Sinfonia de La morte d’Abel, la noirceur se gagne en déplaçant les pièces d’un échiquier grandeur nature. Dans cette grande famille monégasque bien soudée, les instrumentistes sont dignes d’éloges, des tuttistes aux solistes (la flûte, le hautbois, la trompette et bien sûr le premier violon, rassemblent ténacité et sensibilité). Cecilia Bartoli peut se réjouir de sa collaboration, qui, depuis l’annonce de son mandat à la direction de l’Opéra de Monte-Carlo, ne fait que commencer.
La sauvagerie raffinée des applaudissements raffermit l’unicité du moment qu’on a vécu, avec des inconnus qui ont ressenti le même transport artistique. La mezzo ramène à une zone de plénitude – plutôt qu’à une zone de confort –, où on se retrouve soi-même, comme chez soi dans son canapé, avec une tisane au miel et la musique à fond. Cecilia Bartoli est chez elle partout, et il va sans dire qu’elle est la meilleure des maîtresses de maison !
Thibault Vicq
(Paris, 15 décembre 2019)
Crédit photo (c) Thibault Vicq
18 décembre 2019 | Imprimer
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