Entre Le Vaisseau fantôme à l’Opéra national de Paris et Peter Grimes pour la réouverture de l’Opéra Grand Avignon, la mer troublée fait voguer l’imagination des spectateurs de la rentrée lyrique. La Monnaie de Bruxelles apporte sa pierre à l’édifice avec une version de concert au Palais des Beaux-Arts de De Kinderen der Zee (« Les Enfants de la mer »), unique opéra de Lodewijk Mortelmans (1868-1952). Le compositeur anversois ne conçoit la modernité de la forme opératique qu’à travers la vision de Wagner, et souhaite croire réellement en un livret avant de se mettre à la besogne. Le librettiste Rafaël Verhulst ne cache pas l’ambition lyrique de sa pièce De Kinderen der Zee (en néerlandais), par la construction en duos, monologues et ensembles. L’édition du texte en 1901 annonce même Mortelmans comme metteur en musique. Ce dernier, menant de front de nombreuses activités, mettra quinze ans à finaliser la partition, mais la Première guerre mondiale retardera la première jusqu’en 1920, à Anvers. Le compositeur, déplorant les réactions négatives du public et trouvant les interprétations scénique et vocales trop faibles, obtient l’interdiction des représentations intégrales, et s’attelle à la consolidation d’une suite au début des années 1940… Entretemps, il aura notamment étendu son catalogue de lieder, écrit pour le piano, et pris les responsabilités de directeur du Conservatoire d’Anvers.
En 2021, on tend à comprendre le scepticisme suscité par le livret il y a cent vingt et un ans. Ni assez fantastique, ni assez psychologique, il ne traite du pouvoir magnétique de la mer que dans des répliques déclamatives aussi naturelles que du poisson pané. Car on ne saisit finalement pas vraiment de quoi parle l’œuvre. La malédiction de la famille Mariën, vouée à perdre chaque homme avant la naissance de son premier enfant s’il prend le large après son mariage, devrait être le point névralgique de l’intrigue, autour d’Ivo et de sa compagne Stella. Mais une mère qui a du mal à couper le cordon avec son fils (Geertrui) et un pêcheur secrètement amoureux de Stella (Bolten, friendzoné vite fait bien fait par la dame) ajoutent des passages relativement anecdotiques et brouillent le message. S’il s’agissait d’un récit moral ou d’une chronique sociale, les signaux seraient plus nombreux. S’il s’agissait d’un drame fantastique inextricable, les personnages auraient des destins communs sans doute mieux dessinés que celui de la profondeur des flots.
Musicalement, les sensations sont plutôt ingénieusement enfermées dans une carapace poreuse d’iode et d’embruns. Les pages exclusivement instrumentales comptent paradoxalement parmi les plus réussies de l’opéra, ce qui fait brûler d’envie de découvrir les opus symphoniques de Mortelmans. Le chromatisme wagnérien est omniprésent, parfois sous le filtre de la musique française dans une orchestration dentelée. Les leitmotive se présentent en émotions et non en personnages. La notion d’abordage inonde les volumes : la mer gagne les terres en travellings magnétiques, les mondes séparés se croquent mutuellement, la noirceur des abîmes est touchée par la grâce des rivages. Alain Altinoglu, fascinant, ne se contente pas de transparence, il cherche à « dessiner » sur les ondes en surface. L’Orchestre symphonique de la Monnaie respecte toute la grandiloquence mâtinée de crainte voulue par le chef. Les cuivres majestueux et les bois au souffle clair apportent un supplément émotionnel aux tendres cordes : les voiles ne sont sorties que dans leur complémentarité, entre pureté de la matière et salissures du contexte, le sable se reconstitue toujours à partir de la marée qui vient de lui passer dessus. Les sonorités doivent se révéler tout sauf « aimables » pour mieux faire ressentir l’érosion d’un espoir ou d’un amour perdu. Les graves ressortent en masse, les trompettes funestes sonnent le glas d’un avenir perdu, et les cordes soudées se heurtent aux nœuds marins qui se prennent la tempête en pleine face. Alain Altinoglu relaie les couleurs, aucun trou ne joue les trouble-fête dans la pâte. Les sourdines apportent un effet aqueux, et la surenchère n’est pas une crainte. Ce n’est même pas un sujet, tant la musique s’y prête. Le chef laisse les solos s’émanciper à leur façon (superbes clarinette, alto, violoncelle), prendre la parole, malgré quelques attaques foutraques de cors.
Le ténor Yves Saelens incarne un Ivo imprégné du chant du vent, connaissant sa destination finale et adaptant son souffle aux interstices qu’il décide d’explorer. Il pêche à la ligne du démêlage et atteint des aigus grattés de fourrure matelassée, même s’il en devient moins précis sur ses notes intermédiaires. Bien plus crédible en homme de terrain qu’en amant, c’est sur la dimension de la texture qu’il remporte tous les suffrages. Stella de puissance évocatrice, Tineke van Ingelgem interprète la lettre du chant dans une souplesse élastique et en haute définition. Le cœur d’amande de son timbre cherche à s’échapper de sa condition corsetée via les interstices, et c’est à partir d’un ancrage onctueux qu’elle échafaude le relief et le rayonnement. La Néerlandaise Christianne Stotijn caractérise les images du passé de Geertrui avec ce qu’il faut de réconfort et de visualisation directe. Elle retient le son en avancée furtive jusqu’à une insoutenable émotion qui brûle les planches. Le pêcheur Petrus est sans doute le personnage le mieux écrit de l’œuvre. Werner van Mechelen, magistral, en garde l’entrain perpétuel du vieux loup de mer. Il n’est pas un sage, mais un garant de la vérité empirique gagnée de fermeté ; la stature et le souffle l’aident beaucoup. L’intelligible Gilles van der Linden et surtout l’insondable et ultra-digne Kris Belligh (Bolten), devenant l’homme timide inattendu lors de sa demande en mariage à Stella, contrebalancent la pauvreté des situations du livret, que ce voyage musical en première classe sait faire oublier, ou du moins ramène sur terre.
Thibault Vicq
(Bruxelles, 17 octobre 2021)
De Kinderen der Zee, de Lodewijk Mortelmans, à Bozar (Bruxelles) jusqu’au 21 octobre 2021
19 octobre 2021 | Imprimer
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