Dialogues des Carmélites, un opéra du recueillement ? Rien n’est moins sûr, tant l’implacabilité de la peur résonne dès les premières mesures, tant la trajectoire de Blanche chemine de l’idéal de combattivité à la force supérieure du sacrifice. Pour sa première incursion lyrique (à l’Opéra de Rouen Normandie), la metteuse en scène, comédienne, auteure et réalisatrice Tiphaine Raffier s’est penchée sur l’opéra de Francis Poulenc par le biais d’angles gigognes – l’évolution de Blanche de La Force et ses interactions avec le contexte environnant –, qui se laissent lire en toute fluidité, dans un brio de théâtre et de direction d’acteurs, à mille lieues d’une supposée ascèse qui devrait être l’apanage de l’œuvre.
À partir de textes projetés, elle insère historiquement entre chaque tableau des explications sur la mue de la Terreur, entre 1789 et 1794 (date de la sentence des sœurs à la guillotine). Dans son langage visuel et corporel, elle retranscrit le sentiment d’urgence, de l’intérieur du Marquis rideaux fermés dans une ville aux aguets, de l’agitation très terre-à-terre dans le carmel ou du plateau vide assumé lors de l’exécution finale sous les yeux voyeurs des révolutionnaires. Car tout se joue sur le regard, d’abord avec ce rideau de scène, dont les deux yeux intenses et apeurés fixent le public. Puis par l’image et les attentes : Blanche de La Force entre dans les ordres pour son héroïsation de la figure de Jeanne d’Arc, en poster dans sa chambre. Dans le carmel, l’action se déroule à l’abri d’un monde extérieur en embrasement, et la mort plus vraie que nature – d’une violence inouïe – de la Prieure incite à focaliser le regard sur cette perte de vie. Dans la suite, l’histoire des carmélites sera celle d’une sororité, réunie sous un même drapeau de résistance. Tiphaine Raffier dépeint la vérité de chaque moment, et ne minimise jamais la portée des émotions de ces sœurs. En ne se satisfaisant jamais de facilité, elle frappe juste et fort. Le Salve Regina, sur un sol mouillé de pluie, fait tomber une à une les protagonistes sur lesquelles on aurait tiré à distance, et conclut brillamment un spectacle à la sépulcrale puissance.
Même impact multidimensionnel dans la direction musicale de Ben Glassberg, qui par la nuée met en mouvement la nature morte, qui par le mystique impose un argument d’autorité. Il excelle en attaques franches qui s’amortissent dans le cuir de roche, dans une aventure du son aux confins de show télévisé, couverte de couleurs par milliers. Il réitère chaque seconde la présence du volume des formes. Dans une dialectique de comptine stéréo, il transcende le dialogue instrumental. La musique de Poulenc est émise comme un haïku vigoureux au discours continu, dans lequel Ben Glassberg revendique et manifeste, sombre et spectral, lumineux et éclatant. La griffe marquante de l’Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen, simultanément joueur et sérieux, se ressent dans les jump scares musicaux que la baguette lui insuffle, dans ses textures grimaçantes, dans le velouté éloquent de ses cordes, dans des cuivres du plus bel effet. La fosse est un fantastique cratère d’où s’extirpent les voix, affranchies de leur prison le temps de leurs interventions ponctuelles, mais parfois un peu couvertes par l’élan débordant du chef.
La distribution féminine fait honneur à ces bases scénique et instrumentale. Hélène Carpentier (Blanche de La Force) s’engage corps et âme par l’arme ultime de la prosodie, comme moyen d‘expression augmentée d’une conviction de foi. Chaque seconde, la voix se pare d’une robe sublime supplémentaire pour se confronter à la cruauté de son expérience. L’élégante viscosité de Lucile Richardot dans sa première scène en Prieure se mue en un bluffant numéro à la ligne droite et à la rigueur de placement pour la mort du personnage, où la qualification de « bête de scène » ne lui serait pas volée. La Sœur Constance d’Emy Gazeilles n’est que bonté, scintillement, feu d’artifices, en soutien inconditionnel et en fraîcheur inextinguible. Le galbe mélodique d’Axelle Fanyo dessine un souffle calme et une hargne croissante, que sa perfection du mot à mot transforme en admirable destin de phrase. Adepte de la caresse mordorée, Eugénie Joneau développe sa ligne superbement posée en grandeur tiraillée entre autorité et émotion. Chez les hommes, l’Aumônier de François Rougier, béni de flux délicat, se mesure à la rugosité méthodique de Matthieu Justine, au menaçant et projectif Jean-Luc Ballestra, et à Jean-Fernand Setti, dont les beaux grave et médium ne suffisent hélas pas à trahir les signes d’usure dans le parcours de notes. Julien Henric apporte une touche sombre et corsée au Chevaliser de La Force, malgré des aigus parfois légèrement tirés.
En somme, un geste artistique qui prend aux tripes et au cœur, où tout palpite, à ne surtout pas manquer, à Rouen en ce moment ou à l’Opéra national de Lorraine (coproducteur du spectacle) la saison prochaine !
Thibault Vicq
(Rouen, 28 janvier 2025)
Dialogues des Carmélites, de Francis Poulenc :
- à l’Opéra de Rouen Normandie jusqu’au 4 février 2025
- à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) en janvier 2026
29 janvier 2025 | Imprimer
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